
Tribune de Genève – 17.02.2022 – Article
Quatorze ans après son indépendance, le Kosovo fait face à l’exode de sa jeunesse qui part travailler en Allemagne, notamment dans le secteur médical. Les demandes de visa explosent.
«Moi aussi, j’ai déposé une demande de visa de travail pour l’Allemagne, comme presque tout le monde.» Dans son petit cabinet d’assurance situé près de la frontière avec l’Albanie, Ardianit souffle de lassitude. Malgré un emploi garanti et un revenu mensuel de 400 euros proche du salaire moyen, ce quadragénaire au visage rond dresse un constat lapidaire sur la situation de son pays. «Ici, les choses n’avancent pas, ou trop lentement. Le Kosovo est encore loin de fonctionner comme un État européen.»
Un an après la victoire triomphale du parti de gauche souverainiste, Vetevendosje, aux élections législatives, et quatorze ans après son indépendance, l’enthousiasme semble être retombé dans le pays le plus jeune d’Europe. Les 9% de croissance économique mis en avant par le nouveau gouvernement ne compensent pas les effets de la crise et une inflation galopante qui touche durement les plus fragiles. Les timides réformes lancées ces derniers mois contre la corruption n’ont pas étanché l’immense soif de changements d’une jeunesse impatiente.
Alors que la libéralisation du visa Schengen promise par les dirigeants de l’Union européenne se fait toujours attendre, beaucoup se sentent à l’écart dans ce pays grand comme un quart de la Suisse. À 17 ans, Read entonne déjà le refrain d’un avenir loin de Pristina. «Ma vie n’est pas mauvaise ici: avec les 300 € que je gagne, je peux subvenir à mes besoins et à ceux de mon père», explique le jeune homme qui travaille comme serveur dans un fast-food de la capitale. «Mais, j’ai de la famille en Allemagne, et là-bas, je peux gagner entre 5000 et 7000 € dans le secteur du bâtiment. Le Kosovo, j’y retournerai pour les vacances, deux ou trois semaines par an.»
Ces dernières années, l’Allemagne s’est imposée comme l’eldorado de la jeunesse balkanique et notamment kosovare. Affiches pour des cours de langue et autres annonces pour des aides à l’obtention du visa, les couleurs du drapeau allemand s’affichent un peu partout dans les rues du Kosovo. Du côté de l’ambassade, on croule sous les demandes: rien qu’en décembre et en janvier, plus de 105’000 personnes ont déposé une demande de visa de travail. Un précieux sésame dont seule une minorité profitera.
Pour se rapprocher de ce «rêve allemand», les jeunes Kosovars se tournent de plus en plus vers les professions médicales, à même de leur ouvrir les portes du marché de l’emploi germanique et ses salaires attractifs. Dans un bâtiment flambant neuf situé sur l’un des principaux axes routiers de Pristina, Valerina Maloku suit ainsi simultanément des cours d’allemand et une formation d’infirmière auprès du Collège Heimerer, une université privée germano-kosovare.
«80 % de ma famille vit en Suisse et je n’écarte pas la possibilité d’y travailler un jour, mais grâce à cette université, il y a plus de possibilités en Allemagne», raconte la jeune femme de 21 ans en retirant sa blouse blanche après une démonstration avec un mannequin de soins. «J’aime le style de vie allemand, la façon dont l’État fonctionne et comment les hôpitaux y sont gérés.» Malgré leurs frais d’inscription élevés, ces établissements privés qui forment aux professions de santé selon les standards allemands sont aujourd’hui très populaires au Kosovo.
Une popularité encore renforcée après la visite de l’établissement par le ministre de la Santé allemand en juillet 2019. Les autorités allemandes soutiennent activement la migration des jeunes Kosovars afin de faire face au vieillissement de leur population. «Il y a une demande permanente en personnel de santé, pas seulement de l’Allemagne mais aussi de l’Autriche ou de la Suisse», explique Naime Brajshori, rectrice du collège Heimerer.
«Nous travaillons de façon étroite avec des cliniques en Allemagne. Ces pays germanophones n’ont pas seulement des besoins en infirmerie mais également dans toutes les professions médicales.» La moitié des 200 infirmières formées chaque année par cette université privée font ainsi le choix de s’expatrier après leurs études à Pristina.
Ces départs suscitent d’importants débats au sein de la société kosovare. Président du syndicat des personnels de santé du Kosovo (FSSHK), Blerim Syla dénonce l’absence d’accord entre les gouvernements des deux pays et accuse l’Allemagne de mener une «politique expansionniste» dans le sud-est de l’Europe.
«Les pays puissants comme l’Allemagne essaient autant que possible de recruter du personnel de santé dans les Balkans», affirme-t-il. «Dans les trois dernières années, 2000 infirmières et presque 600 médecins âgés de 30 ans en moyenne ont quitté le Kosovo. L’an dernier nous avons perdu une génération de médecins puisque 140 sont partis: c’est exactement le nombre de médecins que le Kosovo forme chaque année. Nous assistons bien à un exode des cerveaux du personnel médical.»
Une tendance qui fait craindre le pire pour l’avenir du système de santé local. Face à la pénurie de médecins, de nombreux Kosovars sont déjà contraints de se rendre à l’étranger pour se faire soigner.
Le reportage sur le site de La Tribune de Genève (abonnés).