
Libération – 26.02.2022 – Article
Trente ans après le début de la guerre et du siège de leur capitale, les habitants craignent que les Ukrainiens soient eux aussi abandonnés et que le conflit aggrave les tensions dans les Balkans.
«Tout de suite, ça a fait remonter en moi certaines images. Mon cœur s’est serré et ça m’a fendu l’âme…» Comme de nombreux Sarajéviens, Nermina reste sous le choc des nouvelles sur la guerre russe en Ukraine. La brutalité de l’invasion russe remue des souvenirs douloureux chez cette ancienne réceptionniste de 54 ans. «C’est vraiment dur parce que je sais ce que les gens doivent endurer là-bas, souffle-t-elle près des vieux ponts en pierre qui enjambent la rivière Miljacka. Les souffrances et les peurs quand l’on doit se cacher dans les abris avec des enfants en bas âge… Tout ça, c’est très dur.» Une souffrance que semblent revivre ces jours-ci les habitants de la capitale bosnienne, toujours traumatisés par le plus long siège de l’histoire moderne, enduré d’avril 1992 à février 1996.
Les souffrances des Ukrainiens après l’assaut mûrement planifié par les stratèges du Kremlin suscitent une forte compassion dans les rues de Sarajevo. Beaucoup esquissent un parallèle avec les évènements du printemps 1992 qui ont sonné le glas du multiculturalisme à la bosnienne et conduit au retour de la guerre en Europe.
Génocide de Srebrenica
Romancière, Alma Zornic avait 16 ans quand les forces serbes de Ratko Mladić se sont emparées des collines et ont commencé à pilonner la ville, sans relâche. «Nous aussi, nous étions entourés de tous les côtés, se souvient-elle avec émotion. Et pendant quatre ans Sarajevo est devenu un enfer. J’ai perdu ma mère et beaucoup de mes proches, alors bien sûr j’ai beaucoup d’empathie pour les civils ukrainiens et tous ces innocents.»
Face à ce qui leur paraît être une répétition tragique de l’histoire, de nombreux Bosniens sont surtout écœurés de voir les Ukrainiens seuls et livrés aux chars russes. Trente ans après, ils se rappellent les errements et l’inaction de la communauté internationale alors que des milliers de civils mouraient dans les rues de Sarajevo. «L’Occident a exactement la même réaction que pour la Bosnie-Herzégovine à l’époque, poursuit Alma, dépitée. Ils observent avec effarement ce que la Russie va faire de l’Ukraine tout comme ils regardaient ce que l’agresseur serbe faisait à la Bosnie.» Malgré les appels à l’aide maintes fois répétés des forces bosniaques, l’Otan n’a mis fin au conflit en Bosnie qu’à la fin de l’été 95, après le génocide de Srebrenica.
Faute de mieux, Sarajevo a rapidement affiché son soutien avec Kiev. Symbole de la ville, l’ancienne bibliothèque qui avait été incendiée par les obus des nationalistes serbes s’est drapée des couleurs ukrainiennes dès le premier jour de la guerre. Du jaune et du bleu, comme les couleurs du drapeau bosnien qu’accroche Edis devant l’édifice municipal, rouvert en 2014. «Pendant la guerre, on sait que des Ukrainiens sont venus aider l’armée serbe et ont tiré sur la ville, raconte le jeune homme de 26 ans. Mais, malgré ça, jeudi, le drapeau ukrainien a été projeté sur l’hôtel de ville car Sarajevo pardonne, et Sarajevo sympathise avec toutes les victimes et le peuple d’Ukraine. Nous ne souhaitons la guerre nulle part.»
Crainte d’une reprise des violences
Alors que la capitale bosnienne s’apprête à fêter les trente ans de l’indépendance du pays, la guerre menée par Vladimir Poutine fait craindre de dangereuses répliques dans la région. L’an dernier, la Russie avait mis en garde contre une éventuelle adhésion à l’Otan de la Bosnie-Herzégovine. Dans une situation «plus préoccupante que jamais», selon les récents mots de Josep Borrell, le chef de la diplomatie européenne, l’Etat fédéral est miné par les dérives sécessionnistes.
A Sarajevo, on scrute les signaux en provenance de Belgrade. A la fois pro-russe et pro-UE, le président serbe, Aleksandar Vucic a rechigné à prendre officiellement position sur le conflit ukrainien. «Pour l’instant, la Serbie attend de voir quelle sera la réaction du monde et ce que la Russie réalisera en Ukraine, assure Edis qui pense que Moscou a également un agenda pour les Balkans. Mais, c’est déjà en première page des médias serbes pro-régimes : après l’Ukraine, la Russie va aider la Serbie à annexer la Republika Srpska.»
Malgré les sanctions, le dirigeant ultranationaliste de la République serbe de Bosnie, Milorad Dodik n’a pas renoncé à vouloir faire imploser l’Etat bosnien. Une possible sécession qui fait craindre une reprise des violences intercommunautaires, notamment dans l’est du pays, où les populations musulmanes sont minoritaires et enclavées. Face au «risque de détérioration de la sécurité internationale», l’Otan et l’UE ont annoncé jeudi l’envoi de 500 hommes supplémentaires dans le cadre de la mission de paix européenne en Bosnie-Herzégovine, portant le nombre à 1 100 soldats.
Le reportage sur le site de Libération.