
Courrier des Balkans – 28.10.2017 – Article
Les amoureux de la nature n’en sont pas revenus. Au printemps dernier, le groupe Mabetex annonçait son intention de construire un gigantesque complexe hôtelier de luxe, au sein même du Parc national de Karavasta, la plus importante lagune de l’Adriatique et l’une des zones les plus protégées du pays.
Canne à pêche coincée à l’arrière de sa mobylette, Ermir déboule à toute allure de la forêt de pins maritimes. Comme tous les jours, c’est à la confluence de la lagune avec le fleuve Shkumbin que cet ancien ouvrier agricole va taquiner mulets ou loups de mer. « J’en tire 500 leks, parfois plus, cela dépend de la météo. » Comme lui, beaucoup d’habitants de Divjakë dépendent de leurs prises dans les eaux de la lagune ou de l’Adriatique. Mabetex ? « Bien sûr, ici tout le monde est au courant du projet ! » Ermir est certain que cela « devrait créer beaucoup d’emplois », mais il est bien incapable de donner plus de détails. Écrasant un moustique sur son bras, il espère tout de même que cela ne l’empêchera pas de pêcher là où il veut.
89 espèces menacées d’oiseaux et 18 000 touristes
Joyau naturel de la côte albanaise, l’impressionnant complexe lagunaire de Karavasta s’étend sur plus de 45 km2, au sud de Durrës. Sa forêt de pins a été déclarée parc national dès 1966. « C’est une étape migratoire pour des millions d’oiseaux, le parc sert de refuge à 89 espèces menacées dont 42 en danger d’extinction. En hiver, on recense plus de 50 000 individus », explique l’ornithologue Taulant Bino, qui suit depuis 1992 les populations d’oiseaux et notamment la colonie de pélicans frisés, une espèce considérée comme vulnérable, dont 5% de la population mondiale se trouve dans la zone. Protégés par la convention Ramsar depuis 1994, les lagons de Karavasta attirent chaque année des milliers d’amoureux de la nature, albanais ou étrangers.
La fragile diversité écologique de Divjakë est précisément ce qui séduit le groupe Mabetex, propriété de l’homme d’affaires kosovaro-suisse Behgjet Pacolli, devenu ministre des Affaires étrangères du Kosovo en septembre dernier. « L’extraordinaire écosystème du parc, avec ses lagunes, ses forêts et sa vie sauvage, est la caractéristique exceptionnelle de notre projet », affirme le groupe suisse. Dévoilé le printemps dernier, le projet soumis au ministère de l’Environnement voit très grand. Avec ses 370 villas et quelque 2350 appartements, le resort Divjaka Albania et ses 3 342 hectares pourrait héberger plus de 18 000 visiteurs, ce qui en ferait, de loin, l’infrastructure touristique la plus importante du pays. Son coût total s’élèverait à 1,5 milliards d’euros.

Entre coupes illégales et incendies volontaires, les forêts d’Albanie ont subi ces 25 dernières années d’immenses pertes, au point de se voir réduites aux régions montagneuses les plus isolées. Rescapés, les 210 hectares de pins strictement protégés du parc de Karavasta sont directement menacés par le projet. En effet, selon Mabetex, le complexe « permettra aux gens d’apprécier les sites les plus enchanteurs de la réserve naturelle ». Malgré ses terrains de golf, ses centres commerciaux ou sa piste d’hélicoptères pour VIP, le complexe hôtelier Divjaka Albania pourrait permettre, selon ses concepteurs, « de lancer un programme de réaménagement environnemental à grande échelle et de sécuriser toute la faune du parc ».
“Edi Rama et Behgjet Pacolli sont très proches. Il y a de fortes pressions politiques.”
La transformation d’une vingtaine de kilomètres de côtes en paradis touristique de luxe a été une surprise de taille pour les quelque 8000 habitants de la commune de Divjakë. Protégées par la forêt qui sert de barrière protectrice contre la mer et le vent, les terres agricoles de Divjakë sont parmi les plus fertiles d’Albanie. Depuis des siècles, elles apportent aux habitants de la région leurs moyens de subsistance. Beaucoup ne semblent pourtant pas s’inquiéter du gigantisme du projet mais y voir plutôt, comme l’affirme Mabetex, « une opportunité économique et sociale extraordinaire pour les habitants de la région et pour le pays dans son ensemble ». Comme l’explique le journaliste d’investigation Artan Rama, « abandonnés par l’État, certains habitants de Divjakë souffrent plus de la lagune qu’ils n’en profitent ».
Le journaliste garde toutefois un souvenir amer de l’audience publique organisée au printemps dernier par le groupe Mabetex. « C’était un véritable lynchage digne de l’époque du régime. Trois hommes du village n’ont cessé de dénigrer et d’attaquer violemment tous ceux qui voulaient poser des questions sur le projet. » Une atmosphère tendue, visiblement peu appréciée par les représentants des organisations internationales de protection de l’environnement, qui ont quitté la salle. Selon Artan Rama, l’influence du maire socialiste de Divjakë ne serait pas pour rien dans le déroulé de la réunion, car « Edi Rama et Behgjet Pacolli sont très proches. Le projet a d’ailleurs été lancé dès la première victoire du PS, en 2013. Il y a de fortes pressions politiques. »
Amitiés politiques et capitaux russes
À Divjakë, le magnat du Kosovo joue ainsi de son influence sur le monde politique mais également de son image. « Nous sommes venus ici pour les oiseaux et parce que Monsieur Pacolli est un patriote ! » Comme s’enthousiasmait l’un des habitants lors de la réunion, beaucoup d’Albanais portent un regard plus indulgent que leurs cousins kosovars sur l’ancien homme d’affaires de Boris Eltsine. Ici, le milliardaire est avant tout perçu comme un bienfaiteur de la patrie. Lors d’une émission télévisée, Behxhet Pacolli a laissé entendre que des capitaux russes pourraient également participer à la réalisation de ce Dubaï albanais. Alors que le pays suscite toujours la méfiance des investisseurs étrangers, le gouvernement ne semble pas vouloir passer à côté de ces potentiels investissements. Fin août, Edi Rama annonçait une exemption de taxes de dix ans pour tout projet d’hôtels de luxe.
Engagé à titre d’expert environnemental par le groupe Mabatex, le professeur Sulejman Sulçe, de l’Université agricole de Tirana a qualifié le projet de « réalisable et acceptable ». Une lecture optimiste que n’ont pas goûtée les organisations de protection de l’environnement. Dans une lettre adressée au Premier ministre albanais, l’Alliance méditerranéenne des zones humides, qui regroupe plus d’une vingtaine d’associations internationales, juge le projet « extrêmement négatif et inacceptable », et rappelle qu’il serait « en pleine opposition avec les engagements internationaux du pays en matière environnementale ». Pour Taulant Bino, « l’urbanisation du parc avec les étapes de la construction et du fonctionnement de ce gigantesque complexe hôtelier signifierait sa destruction pure et simple du parc ».
Longtemps réputée pour la préservation de sa côte, l’Albanie semble être condamnée à répéter les mêmes schémas du développement économique que ses voisins. Derrière les discours consensuels sur le développement durable, les projets d’infrastructures se multiplient, généralement de façon bien peu transparente. L’explosion récente du tourisme dans le pays et la relative stabilité politique attisent les convoitises d’investisseurs en quête de profits faciles et rapides. Sensibles à l’éternel chantage à l’emploi et soumis aux pressions politiques, les populations locales sont balancées entre des espoirs de changement et la crainte de perdre leur environnement naturel. Après les vallées de Valbona et de la Vjosa, c’est au tour des lagons de Divjakë de subir des pressions.
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