
Courrier des Balkans – 01.11.2017 – Article
Le Parquet demande l’arrestation de Saimir Tahiri, ancien ministre de l’Intérieur, mais le Parti socialiste et le gouvernement d’Edi Rama s’y opposent. Ce scandale politique et judiciaire bouleverse l’Albanie, alors que la réforme de la justice, exigée par l’Union européenne, fait du surplace. L’analyse de Hekor Ruci, spécialiste des droits de la personne et fin connaisseur du système judiciaire de son pays.
Le Courrier des Balkans (CdB) : La polémique actuelle autour de « l’affaire Tahiri » met de nouveau en lumière les liens obscurs entre la classe politique albanaise et le crime organisé. Le soutien apporté par l’actuelle majorité à l’ancien ministre de l’Intérieur peut-il entamer la crédibilité de la réforme de la justice qui est en train d’être mise en œuvre ?
Hektor Ruci (H.R.) : L’intention majeure de la réforme et des nouvelles procédures d’évaluation des juges et des procureurs (Vetting), récemment adoptées, était précisément de faire en sorte que le système judiciaire soit à même de poursuivre les personnes bénéficiant d’une immunité parlementaire ou légale. Les derniers événements ont montré que les anciennes « combines », qu’elles soient politiques ou procédurales, sont toujours à l’œuvre… En ce sens, rien n’a changé.
CdB : Durant la dernière campagne électorale, l’opposition n’a cessé de dénoncer l’utilisation de l’argent de la drogue, et notamment du cannabis, sans parvenir à obtenir pour autant l’appui des États-Unis ou de l’Union européenne (UE). En soutenant à bout de bras cette réforme de la justice, les partenaires occidentaux n’ont-ils pas indirectement permis un renforcement du pouvoir personnel du Premier ministre, comme le clament ses opposants ?
H.R. : Je suis convaincu que les États-Unis et l’UE étaient et sont toujours les acteurs les plus attachés à la réforme judiciaire. Dans une certaine mesure, ils y accordent même plus d’intérêt que l’establishment politique albanais. En ce sens, je considère que la position des États-Unis et de l’UE en la matière résulte d’un simple choix de priorités. En contrôlant la majorité parlementaire, le Premier ministre Rama est en quelque sorte devenu l’acteur local le plus important pour faire avancer la réforme. L’opposition, quant à elle, et malgré sa rhétorique habituelle, n’a pris que de très vagues positions concernant la réforme judiciaire. Ce n’est que soudainement, lorsque l’engagement des acteurs internationaux a été clair et décidé, que nous avons commencé à entendre des concepts tels que ceux de « souveraineté nationale », de « violation de l’indépendance », etc. C’est pourquoi je crois que le choix de soutenir Edi Rama et de fermer les yeux sur les revendications de l’opposition était une question de priorité pour les internationaux.
CdB. : Où en est la mise en œuvre de la réforme de la justice ? La procédure du Vetting — c’est-à-dire ensemble de procédures visant à réévaluer les profils d’environ 800 juges et procureurs — est en cours, mais n’est-elle pas en train de piétiner ?
H.R. : L’ensemble du processus s’est interrompu pour deux raisons majeures. D’une part, le manque de volonté politique, qui retarde la création des institutions nécessaires pour aller de l’avant dans la mise en œuvre de la réforme et, d’autre part, la confusion sur les procédures d’élection qui laisse, là aussi, le dernier mot à cette même classe politique. Par exemple, la loi prévoit que quatre membres du Haut Conseil de Justice (Këshilli i Lartë i Drejtësisë, KLD) et du Haut Conseil des Procureurs (Këshilli i Lartë i Prokurorisë, KLP) doivent être élus par l’Académie de Justice (Akademia e Drejtësisë). Dans les faits, l’Académie a sélectionné, validé et classé ces candidats. Mais, à la fin, c’est le Parlement qui devra voter pour ces quatre candidats, sans prise en compte obligatoire de ce classement.
CdB. : Cette réforme permettra-t-elle véritablement d’assurer l’indépendance et l’impartialité de la justice et d’empêcher les immixtions du pouvoir politique et la corruption ?
H.R. : Toute réforme est dépendante de trois facteurs très importants, la législation, la procédure et les personnes. La réforme de la justice ne sera un succès que si ces trois facteurs sont en mesure de fonctionner correctement et de manière indépendante. Malheureusement, pour le moment, nous n’avons rien vu de concret.
CdB. : Le président de la Commission de Venise a récemment déclaré que « la corruption avait pris en otages les plus hautes sphères du pouvoir dans tous les secteurs et pas seulement dans le domaine judiciaire ». Même si la réforme de la justice atteint ses objectifs, le système judiciaire albanais arrivera-t-il à rétablir le lien de confiance avec les citoyens ?
H.R. : Un vieil aphorisme dit que « la justice ne doit pas seulement être rendue, mais il doit être visible qu’elle est rendue ». À cet égard, je considère que la réforme consiste en une très difficile séparation des milieux politique et judiciaire. Dans la mesure où la classe politique aura le dernier mot dans la création et la dotation en personnel des nouvelles institutions, les liens clientélistes persisteront.
CdB. : La société albanaise n’est-elle pas encore trop permissive et tolérante à l’égard de la corruption ? La situation actuelle ne reflète-t-elle pas les trop faibles exigences des citoyens albanais eux-mêmes en matière de lutte contre la corruption ?
H.R. : Oui, et c’est l’aspect le plus problématique de la réforme, lourd de conséquences pour l’avenir de la société albanaise en général. Nous avons été trop contaminés par la corruption et elle est devenue une partie de notre réalité. Beaucoup de gens la prennent pour un fait acquis, changer cet état d’esprit général sera bien plus difficile que l’adoption de n’importe quelle réforme.
Lire l’entretien original ici (abonnés).