
Courrier des Balkans – 15.10.2017 – Article
Connus depuis les Romains, les thermes d’Elbasan sont de nouveau à la mode. Leurs vertus thérapeutiques attirent les curistes de tout le monde albanais. Chaque automne, la vallée de Tregan s’anime quelques semaines durant autour de ces eaux miraculeuses. Reportage.
Une fois passée l’agitation du bazar d’Elbasan, la route fraîchement rénovée traverse le Shkumbin et longe les belles montagnes de Shpat. Quelques kilomètres plus loin, le petit panneau « Llixhat » signale qu’il faut tourner à gauche. Mais l’on pourrait tout aussi bien se fier à son odorat. Avec ses émanations de soufre, le ruisseau aux eaux troubles qui coule en parallèle de la route plonge déjà les visiteurs dans le bain. En ce début d’automne, c’est la haute saison touristique dans la petite vallée boisée de Tregan. Sur la principale artère du village des sources, les autocars en provenance du Kosovo, de Pristina ou Prizren, défilent sans discontinuer.
À leur sortie, les passagers ont à peine le temps de se dégourdir les jambes qu’ils sont déjà assaillis par les rabatteurs : « Hôtel ! Hôtel ! ». Il faut dire que la saison des cures est courte, ceinturée par les journées chaudes de l’été et les nuits froides de l’hiver. Le temps est donc compté et les habitants emmènent presque de force les visiteurs quelque peu déboussolés par leur empressement. Ces dernières années, les sources d’Elbasan connaissent un succès grandissant. Elles sont même devenues l’une des offres de choix des agences de voyages kosovares. « Au Kosovo, il n’y a plus de sources naturelles comme celles-ci », explique Agim, qui vient ici pour la deuxième fois. « Et les cures coûtent bien plus cher ! »
Des thermes salvateurs
S’il y a bien quelques exceptions, la grande majorité des curistes d’Elbasan sont des Albanais. Qu’ils viennent de Macédoine, du Kosovo ou d’Albanie, tous ont entendu parler des miracles thérapeutiques de ces sources. « Les infrastructures sont encore trop sommaires pour un public occidental », confie avec modestie Agron, manager du Park Nosi. Première bâtisse en vue à l’entrée du village, cet hôtel défend jalousement son authenticité et son accès direct à l’une des sources les plus préservées de la zone. Construit sur les plans d’un architecte autrichien, l’établissement a ouvert en 1932. Après presque un demi-siècle de gestion étatique, la famille Nosi en a récupéré la propriété après la chute du régime communiste.
Les sources qui attirent les foules jaillissent à une douzaine de kilomètres sous terre. Au temps des Romains, on venait déjà profiter des bienfaits de cette eau chaude naturelle de près de 60°C. « Calcium, magnésium, chlore, hydrogène, oxygène, nos sources contiennent une grande diversité d’éléments chimiques qui permettent d’avoir un corps en pleine santé et de combattre toutes sortes de maladies. » Agron vante les mérites des eaux du Park Nosi, sous le contrôle de son personnel médical. Cet ancien militaire est intarissable quand il s’agit d’évoquer l’histoire et les mérites des thermes d’Elbasan.
En pleine saison, c’est la cohue autour des bains. Tous les matins, 200 personnes attendent leur tour, plus ou moins patiemment. Un succès qui donne parfois au personnel du Park Nosi des sueurs froides, surtout quand d’un coup l’eau ne remplit plus les baignoires…
Complet veston impeccable et grosses lunettes de soleil, Erjon profite des douceurs automnales sur l’un des rares bancs solides du parc. « Je viens ici chaque année pour soigner mes rhumatismes et me préparer à l’hiver », raconte l’octogénaire, qui habite Tepelenë. Comme en témoignent ses bancs, le Park Nosi semble figé dans le temps. Dans la file d’attente qui s’allonge devant les salles d’eau, on regarde avec nostalgie les canalisations usées et la façade latérale décrépie. Certains se souviennent du prestige passé de l’établissement, au temps où il accueillait dirigeants et célébrités d’Albanie.

« Nous sommes là seulement pour deux semaines. Après, on rentre à Fier. Pour nous aussi, c’est une sorte de cure ! », plaisante Alma devant son stand de vêtements traditionnels tricotés à la main. Comme elle, des gens de toute la région viennent vendre leurs produits – serviettes de bain, fruits et légumes, etc. – dans le petit bazar qui anime le village pendant la saison des cures. La population de Tregan est alors multipliée par douze : de 400 âmes le reste de l’année, elle passe à 5000.
Près du petit canal où coule l’eau soufrée, Arber gère ses patients, Ray Ban sur le nez. « Le bain de pied, c’est 100 leks. Le sauna, c’est là-bas, dans la cabane ! » Pour alimenter sa petite station thermale artisanale, le jeune homme montre l’un des tuyaux qui se perd parmi une dizaine d’autres. L’endroit a des allures de cour des miracles. « Il y a des gens âgés et malades qui viennent de loin et qui sont prêts à dormir à même le sol », raconte Arber. Les prix relativement bas des établissements de Tregan permettent aux plus modestes d’avoir accès aux cures. Superstitions ou prescriptions médicales, le caractère miraculeux des eaux thermales ne semble pas faire de doute, ici. Comme l’annoncent certains établissements, elles permettent de « combattre les méfaits de l’âge et notamment la baisse de l’activité sexuelle ». Une promesse qui attire de nombreux couples.
Face à l’affluence, aujourd’hui chaque maison du village ou presque propose ses propres séjours thérapeutiques. En l’absence de réel encadrement médical et de normes hygiéniques contraignantes, ce développement touristique assez chaotique vire parfois au cauchemar. « Il y a de vrais têtes de mules qui ne respectent pas du tout les consignes », se désole l’un des médecins du village. « Ils plongent parfois directement leur tête dans l’eau ou ne mentionnent pas leurs problèmes de santé. » Des comportements qui peuvent les mener directement aux urgences d’Elbasan.
L’eau des sources arrivant d’un jet puissant dans les baignoires, des surprises sont parfois au rendez-vous. Certains patients se retrouvent ainsi avec de beaux diamants dans leurs bains. Des anecdotes qui animent les conversations de l’un des lieux les plus courus des sources, chez « le Français ».
Depuis deux ans, Jean-Pierre et sa femme Nora, s’affairent autour de leur hôtel-restaurant, la Table gourmande. Curistes ou non, les gens s’assoient avec plaisir dans leur petit coin de forêt aménagé. C’est dans ce lieu unique en Albanie, que le couple s’est lancé le défi d’amener les Albanais à la cuisine française. « Nous n’avons pas le temps d’aller au bains, mais depuis qu’on est là, nos douleurs au dos sont beaucoup moins présentes », lance Jean-Pierre avant d’enfiler son tablier. Sur la promenade en contrebas, ce ne sont pas les dizaines de curistes tout juste sortis de leur bain quotidien qui diront le contraire.
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