Skanderbeg est-il toujours le symbole de l’unité albanaise ?

Peinture murale dans le quartier albanais de Skopje @ LS
Peinture murale dans le quartier albanais de Skopje @ LS

Courrier des Balkans – 04.10.2017 – Article

Ces dernières semaines, une vive polémique a agité l’Albanie autour de la figure de Gjergj Kastrioti Skanderbeg, héros national, symbole de la lutte contre les Ottomans. Musulmans et chrétiens, intellectuels et simples citoyens, tout le pays s’est écharpé, multipliant les approximations et les relectures historiques. La virulence du débat témoigne des divisions qui traversent l’Albanie.

Le 1er septembre, des milliers de musulmans se sont rassemblés dans le centre de Tirana afin de célébrer Kurban Bajram (Aïd el-Kebir), la fête du sacrifice, qui marque la fin du hajj. Pour la première fois depuis des années, les fidèles ont pu pratiquer la prière de la plus importante des célébrations musulmanes dans un espace non restreint, la Communauté islamique d’Albanie ayant obtenu l’autorisation de la municipalité de communier sur la toute nouvelle place Skanderbeg.

Mais la fête a rapidement tourné à la polémique sur les réseaux sociaux et dans les médias albanais. En cause, des images – prises d’un angle précis de la place -, qui laissaient entendre que les écrans géants cachaient la statue du héros national, Gjergj Kastrioti Skanderbeg (1405-1468). S’emparant instantanément de ces clichés accusateurs, de nombreux commentateurs se sont déchaînés. Jugeant cela « honteux » et même « antipatriotique », ils appelaient à des sanctions.

D’autres images de la cérémonie, facilement disponibles, montraient bien que la statue n’avait nullement été dissimulée. Le grand mufti de Tirana s’empressait d’ailleurs de rassurer « ses frères catholiques et orthodoxes » : « Les musulmans n’ont nullement l’intention d’offenser Skanderbeg [qui est] le héros national des Albanais ».

Mais qui était donc vraiment Skanderbeg ?

Le mal était pourtant fait et le débat autour de la principale figure de l’identité albanaise, mise en avant par les intellectuels de la Rilindja Kombëtare, la « Renaissance Nationale » pro-indépendance (1870-1912), encouragée par les occupants austro-hongrois et italiens puis forgée et constitutionnalisée sous le communisme, a agité tout le pays. Historiens, éditorialistes ou représentants religieux, chacun y est allé de sa version historique et de ses explications sur l’héritage de ce seigneur du XVe siècle, devenu le symbole de la résistance albanaise à l’Empire ottoman. Faite d’approximations historiques et de propos vindicatifs, cette controverse témoigne aussi des oppositions au sein de la communauté musulmane albanaise au sujet de Skanderbeg.

Les propos tranchants d’Armand Aliu, l’imam de l’une des principales mosquées de Tirana, n’ont pas manqué de jeter de l’huile sur le feu. Qualifiant Skanderbeg de « mercenaire » et « d’hérétique qui a lutté pour l’or », il a expliqué que ce « héros sectaire » des chrétiens, « ennemi des musulmans » ne pouvait être « un symbole du mythe de la tolérance et de l’harmonie religieuse » dont se targue l’Albanie contemporaine. Avant d’accuser « des anti-nationalistes du loby greco-catholique », d’être à l’origine de la polémique.

Dénonçant d’opportunistes relectures historiques, l’académicien et ancien diplomate Pellumb Xhufi a laborieusement tenté d’expliquer que Skanderbeg était un personnage complexe, qui avait changé de foi à plusieurs reprises au cours de son existence. « Skanderbeg n’était pas un chevalier du christianisme. Il n’était pas non plus un bourreau des musulmans lorsqu’il est venu pour déclencher le soulèvement, car à l’époque, il n’y avait pas de musulmans en Albanie. La population était majoritairement chrétienne. »

La revanche des catholiques ?

Pour l’historien Olsi Jazexhi, c’est l’utilisation post-communiste de la figure de Skanderbeg qui pose problème. Elle s’apparente, selon lui, à une revanche des catholiques sur la répression du régime d’Enver Hoxha contre les pratiques religieuses. « Pour beaucoup de musulmans albanais, Skanderbeg, le héros national imaginé par Naïm et Sami [Frashëri], a été transformé en héros de la croix et du Pape. » Un « Skanderbeg anti-musulman […] avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête pour convertir à ’la religion des anciens’ selon la formule d’Ismail Kadaré et de ses amis ».

Afin de préserver la coexistence et la tolérance interreligieuse, dans une Albanie où la laïcité est inscrite dans la Constitution, Olsi Jazexhi, en appelle à une totale « sécularisation de la vie publique ». Cela doit passer par « la purification de notre histoire, de nos institutions et de notre politique des symboles des idoles religieuses, de Skanderbeg à Mère Teresa ».

Tout en critiquant une polémique « artificielle », l’écrivain Ismail Kadaré s’est dit « inquiet ». Se posant en vieux sage, l’ancien intellectuel du régime communiste devenu figure de la dissidence, pointe du doigt le « malentendu de jeunes historiens et scientifiques albanais ». Comme à son habitude, il a de nouveau défendu sa vision très occidentale de l’Albanie, qui « ne ne peut être qu’européenne ». Et selon lui, la figure de Skanderbeg aide Tirana « à regarder vers l’Ouest ».

2018, « l’année Skanderbeg »

Ces débats sur l’identité agitent la société albanaise contemporaine sur fond de lutte d’influences et de retour du religieux. En arrière-plan semble planer l’ombre de la plus grande mosquée des Balkans voulue et financée par le Président turc Recep Tayyip Erdoğan. Un projet qui avance et qui fait s’étrangler les tenants « d’un retour aux racines chrétiennes du pays ».

À de rares exceptions près, les dirigeants politiques se sont en tout cas bien gardés de prendre part à cette controverse explosive sur le héros national. Dans un message d’unité, le maire socialiste de Tirana, Erjon Veliaj, a néanmoins affirmé que « le message de Skanderbeg est de rester ensemble. L’harmonie religieuse n’étant pas acquise, c’est quelque chose que nous devons cultiver tous les jours ». Une vision que partage son mentor Edi Rama. Dans un tweet, le Premier ministre a fièrement annoncé la première décision de son nouveau gouvernement : 2018, année des 550 ans de sa mort, sera « l’ année de Skanderbeg ».

L’article original ici (abonnés).

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