Albanie : l’homosexualité supposée d’Enver Hoxha déchaîne toujours les passions

Les ouvrages de Enver Hoxha en vente dans la rue à Tirana @ LS
Les ouvrages de Enver Hoxha en vente dans la rue à Tirana @ LS

Courrier des Balkans – 15.09.2017 – Article

Trente ans après, les révélations sur la présupposée homosexualité d’Enver Hoxha continuent d’agiter l’opinion publique albanaise. Une bataille des mémoires souvent grotesque autour de la personnalité du dictateur qui met en lumière la persistance d’un fort conservatisme moral dans l’Albanie d’aujourd’hui.

C’était il y a trente ans, en novembre 1987, deux ans seulement après la mort d’Enver Hoxha. D’abord publiées dans la presse grecque, les « révélations fracassantes » sur la personnalité du dictateur albanais vont être rapidement reprises par la plupart des journaux italiens, de la Stampa au Corriere della sera, en passant par la Republicca. Titrée « Homosexuel, maniaque et meurtrier », l’interview choc d’Ilir Bulka, ancien employé de l’Agence télégraphique albanaise (ATA), ne va pas seulement agiter les médias étrangers. En Albanie, ces déclarations inquiètent le régime communiste mourant et donneront par la suite naissance à l’un des principaux débats qui hantent toujours la société albanaise et son passé communiste.

Des amants choisis puis éliminés

Alors qu’il accompagne l’équipe de football du Vllazina dans l’un de ses déplacements à l’étranger, Ilir Bulka, traducteur et ancien secrétaire du despote albanais de 1973 à 1980, prend la fuite à l’aéroport d’Athènes et dépose une demande d’asile politique. Quelques semaines plus tard, il donne une interview à l’agence américaine United Press International (UPI) où il évoque la personnalité du dirigeant albanais et notamment son homosexualité « connue de ses proches, dont sa femme Nexhmije, ainsi que des plus hauts dirigeants du régime ».

À l’époque, peu de détails sur la vie personnelle d’Enver Hoxha sont accessibles, d’où l’écho important que rencontrent les propos d’Ilir Bulka. Selon lui, le dictateur, à la tête de l’Albanie pendant près de 41 ans, tenait « à se familiariser avec tous les écrivains, poètes et compositeurs albanais masculins [en les recevant] dans son appartement. Il voulait parler à tous les jeunes intellectuels albanais pour s’assurer qu’ils ne [constituaient pas une] menace pour son autorité, mais aussi parce qu’il cherchait des amants ». Ilir Bulka affirme encore que « sa paranoïa, développée avec l’âge, l’a amené à tuer beaucoup de ses amants après les avoir contraints à des rapports sexuels ». Après cet entretien retentissant, Ilir Bulka, comme d’autres témoins de cette époque, n’apporta aucune preuve et chercha à se fondre dans l’anonymat.

« C’est moi qui ai déniché ces texte dans les archives du Parti populaire, il y a plus de dix ans. » Kastriot Dervishi, archiviste, exhume régulièrement des documents du passé communiste comme ces photos ou ces télégrammes dont la presse fait ses choux gras. D’après lui, les témoignages d’Ilir Bulka sont plausibles étant donné que Nonda Bulka, écrivain du réalisme socialiste et père d’Ilir, « a bien connu la vie passée d’Enver Hoxha ». La publication des propos de Bulka aurait inquiété le ministère de l’Intérieur de l’époque, confronté aux luttes de succession et des difficultés sociales croissantes. Certains parlent même d’une possible influence de ce sujet sur le « suicide » du bras droit et Premier ministre d’Enver Hoxha, Mehmet Shehu, en 1981.

La jeunesse française, le péché originel

Depuis la publication de cette interview, le débat sur les orientations sexuelles présumées du dictateur revient régulièrement dans les médias albanais et déchaîne les passions. Secret de polichinelle symbolique d’une « déviation » pour certains, « sujet peu crédible » pour d’autres, comme l’historien Artan Puto qui y voient plutôt « une vieille histoire typique des journaux post-communistes albanais, toujours en chasse d’informations sensationnelles ». Elle est, selon lui, révélatrice de la façon dont la société albanaise « affronte son expérience communiste ». Récemment décédé, Dritëro Agolli, à la tête de l’Union des écrivains et artistes albanais de 1972 à 1992, qualifiait ainsi ces histoires d’« idioties » et de « calomnies ».

Pourtant, l’homosexualité du maître de l’Albanie socialiste semble pas être seulement une invention de la presse à scandale. Dans son journal La houle des Jours, le journaliste belge Michel Rosten, spécialiste des pays du bloc de l’Est, rapporte ces mots d’Ismail Kadaré prononcés lors de la Foire du livre de Bruxelles en 1992, alors que le régime communiste albanais est en pleine déliquescence. « Enver Hoxha n’était pas un homme cruel au départ », explique l’écrivain. « Mais, inquiet qu’on puisse révéler au grand jour ce qui, dans la mentalité balkanique, est une tare, il s’est immédiatement occupé de la liquidation des témoins gênants. Il a, en tout premier lieu, fait massacrer ses amants. Ainsi s’est enclenchée une spirale de la répression. »

Ismail Kadaré n’est pas le seul à avoir évoqué les « aventures de jeunesse » du dictateur. Pour donner du poids à leur argumentation, beaucoup de commentateurs ont avancé que « les tendances homosexuelles » d’Enver Hoxha trouvaient leur origine dans sa jeunesse française. Lors de ses études à Montpellier et plus encore à Paris, ses rencontres avec le milieu artistique parisien des années 1930 et « les intellectuels français du parti communiste » l’auraient amené à fréquenter des personnalités aux mœurs sexuelles « plus ouvertes et complexes ». Régulièrement, de nouveaux éléments abordant cette période qui précède sa prise de pouvoir paraissent dans la presse. Ainsi, les « relations intimes » qu’auraient eu Enver Hoxha avec un agent de « la mission américaine en Albanie » de 1943 à 1945, tirées du livre de l’historien Amit Kaba. Mais également une note de la CIA datée de 1951 pour laquelle, « Enver Hoxha est homosexuel ou, au moins, bisexuel ».

Des rumeurs agitées par la diaspora anti-communiste

Présentateur vedette de l’émission Opinion, Blendi Fevziu est l’auteur de la seule biographie personnelle sur le dictateur existant à ce jour. Au cours de ses recherches dans les archives privées de l’ancien chef d’État, le journaliste n’a trouvé la trace d’aucun fait à ce propos. Pour lui, ces histoires sur le mode de vie en Europe de l’Ouest d’Enver Hoxha seraient avant tout l’œuvre d’Albanais de la diaspora. Des rumeurs agitées notamment par les plus actifs intellectuels anti-communistes, comme l’écrivain Arshi Pipa. Originaire de Shkodër, ce dernier fut emprisonné dès 1946 par le nouveau régime et anima pendant des années la résistance de son exil américain, en tentant de diffuser certains textes et documents afin de déstabiliser le régime.

Comme pour d’autres lignes de fractures de l’Albanie contemporaine, difficile de démêler les faits des règlements de comptes personnels ou politiques dans cette guerre des mémoires où les témoignages historiques manquent cruellement. La « pédérastie » n’a été décriminalisée qu’en 1995 en Albanie. Dans le Code pénal de la République populaire socialiste, l’homosexualité, « l’un des restes les plus répugnants de la morale de la société féodale-bourgeoise », était passible de dix ans d’emprisonnement.

Pour les jeunes Albanais sensibles aux revendications du mouvement LGBT comme Ataol, si cette supposée homosexualité d’Enver Hoxha est encore âprement discutée, c’est que « l’Albanie de 2017 est toujours marquée par un fort conservatisme social où les présupposés homophobes sont largement répandus ». Lors de la dernière campagne pour les législatives de juin 2017, certains candidats parlait de l’homosexualité comme d’une « maladie » et associait le mariage entre personnes de même sexe à la « destruction des fondements de la société humaine ». Ainsi, parmi les demandeurs d’asile en Grande-Bretagne, en France ou en Allemagne, nombreux sont les jeunes Albanais, souvent mineurs, qui ont fui les représailles et les menaces de leurs proches à cause de leur orientation sexuelle.

L’article original ici (abonnés).

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