
Courrier des Balkans – 10.07.2017 – Article
Les Albanais se régalent toujours des films produits par le Kinostudio de Tirana à l’époque de la dictature d’Enver Hoxha, mais l’Institut des crimes du communisme voudrait interdire leur diffusion. Un projet qui suscite une vague d’indignation dans tout le pays, toujours très attaché à ces classiques salués par les professionnels pour leurs exceptionnelles qualités formelles.
« Partisans », « camarades », « antifascisme ». Sur les hauteurs de Dhërmi, l’un des premiers villages de la Riviera albanaise, ce sont des mots d’une autre époque qui résonnent dans le petit local de Sofia. Sur l’écran du vieux poste de télévision défilent les scènes en noir et blanc des films de « la nouvelle Albanie », réveillant des regards bienveillants. Pourtant, ici, on se souvient avec douleur du « temps d’Enver ». Pas le droit de s’exprimer en grec, interdiction d’aller à l’église, déplacements étroitement contrôlés, etc. Bien sûr, le Kinostudio de Tirana, c’était aussi « le régime », mais, dans le Dhërmi d’aujourd’hui, les vieux films communistes ne rappellent pas que cela. Pour Sofia, c’est aussi « l’histoire commune ».
Diffusés quotidiennement sur les chaînes du pays, qu’elles soient publiques ou privées, les films de l’époque communiste jouent un rôle important dans la propagation de la nostalgie du régime. C’est en tout cas l’avis de l’écrivain Agron Tufa, qui dirige l’Institut des crimes du communisme. « Ces films causent de grands dommages à la santé publique et constituent une catastrophe éthique et esthétique qui affecte les jeunes générations ! » Début mars, son institut a demandé qu’une loi interdise leur diffusion à la télévision afin de « décommuniser la société ».
Jonila Godole, la directrice de l’Institut pour la démocratie, les médias et la culture (IDMC), approuve cette initiative. « Ces films ne peuvent pas être présentés à la jeune génération sans explications et sans précisions sur le contexte dans lequel ils ont été tournés », estime-t-elle.« La diffusion de cette propagande est offensante et blessante pour plus d’un tiers de la population qui a souffert des crimes de la dictature. » Prenant en exemple l’interdiction de la propagande nazie en Allemagne, elle considère que « les Albanais doivent se séparer de leur passé ».
“Les films n’ont pas commis les crimes de l’époque Hoxha.”
« Les films n’ont pas commis les crimes de l’époque Hoxha », rétorque le réalisateur et critique Mark Cousins. Dans une tribune publiée par le magazine britannique Sight & Sound, il s’est fait le porte-voix international de la « résistance » à ce projet « de censure » qui a soulevé une vague d’indignation dans le monde culturel albanais. Mark Cousins condamne notamment les comparaisons avec les productions nazies. Selon lui, la majorité des films du kinostudio célébraient de nombreuses valeurs positives comme « la solidarité entre travailleurs, le féminisme ou l’antifascisme » à l’inverse des discours de haine des productions du IIIe Reich. Tout en respectant la mémoire des victimes, il appelle à ne pas « simplifier la complexité du passé », les films du communisme n’étant, selon lui, « ni meilleurs ni pires que leur époque. Ils sont leur temps : témoins de ce qui a été pensé et ressenti ».
Né dans les derniers mois du régime, Renato a grandi avec les souvenirs douloureux de la répression. Sa famille, originaire des Mirëditë, région catholique du nord du pays, a payé un lourd tribut, subissant les camps d’internement et la torture. Comme des dizaines de milliers d’autres, elle a fait partie des familles persécutées par le régime. Pourtant, Renato et ses proches apprécient les films du Kinostudio. « Mes parents et même mes grands-parents ne m’ont jamais interdit de voir ces films. Au contraire, on les regarde ensemble avec plaisir et cela ne nous rend pas nostalgiques pour autant. » Il y voit « un moyen pour les jeunes générations de connaître l’histoire de leurs parents » et ne comprend pas qu’on puisse vouloir les interdire. « Si ma grand-mère avait vent de ce projet, je suis sûr qu’elle irait manifester contre ! »
Les chefs d’œuvres intemporels du Kinostudio
Chez Renato, comme dans tant de foyers albanais, on s’installe ensemble devant la télévision pour revoir ces films qu’on adore, telle la comédie Përrallë nga e kaluara (Les contes du passé). Certaines répliques sont même devenues des expressions courantes et font toujours le bonheur des présentateurs des émissions populaires. Comme le fameux échange « – Allo Zana ?! – Allo Deda ?! » du très poétique Rrugë të bardha (Les chemins blancs). Dans ce film de 1974 signé Viktor Gjika, le pauvre Deda meurt gelé pendant la nuit du Nouvel an alors qu’il rétablit les liaisons téléphoniques des régions isolées du nord. C’est l’un des films préférés de Julian Bejko, aujourd’hui l’un des meilleurs connaisseurs du cinéma albanais, qui « [se] demande toujours comment ce film a pu passer la censure athéiste de l’époque ». Deda, le prolétaire moqué par tous, se retrouve, au nom de l’idéal communiste, sacrifié sur un poteau, « comme un Christ révolutionnaire ».
De 1953, de la fresque historique réalisée avec l’aide du grand frère soviétique d’alors, Skënderbeu – Lufëtari i madh i Shqipërise (L’indomptable Skanderbeg) et sa fameuse réplique « Je ne vous ai pas apporté la liberté, je l’ai trouvée parmi vous », jusqu’à 1991, le Kinostudio a produit plus de 200 long-métrages. Au-delà de la prévisibilité des histoires et des personnages stéréotypés, ces productions nationales albanaises s’appuyaient sur un jeu d’acteurs de haut niveau et une esthétique souvent inventive. Certains films surprennent même par leur profondeur poétique et philosophique. Ils témoignent de l’intelligence de scénaristes et réalisateurs qui arrivaient à passer entres les mailles du filet de la censure. Dans ses travaux universitaires, le critique Julian Bejko révèle les trésors cachés et décortique les thématiques insoupçonnées de ce cinéma isolé. Derrière les exagérations des scènes à la gloire de la lutte antifasciste se cachent en effet bien des histoires touchant à l’universalité de la nature humaine.
“Des fantasmes idéologiques qui n’ont rien à envier aux vieux dogmes communistes.”
La comédie aux accents freudiens Kapedani (Le patriarche) (F. Hoshafi & M. Fejzo, 1972) met ainsi à mal les conceptions misogynes de l’oncle Sulo, un héros de la Seconde Guerre mondiale. Alors qu’il s’oppose à la direction de la coopérative par une femme, il découvre avec stupeur l’émancipation féminine qui est en cours en venant dans la capitale. Les scénaristes de l’époque ont aussi mis en avant les enfants, qui incarnent l’avenir, appelés à devenir les « hommes nouveaux » de l’Albanie enveriste, héros déterminés et combatifs. Des dizaines de films pour enfants sont sortis du Kinostudio dont plusieurs primés dans des festivals internationaux. Dans le très beau Tomka dhe shokët e tij (Tomka et ses amis), de la réalisatrice Xhanfise Keko (1977), Artan Puto joue le rôle Celo, l’un de ses gamins qui redoublent d’inventivité et de courage dans les affres de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui historien, Artan Puto dénonce le projet d’interdiction lancé par l’Institut des crimes du communisme. Il dénonce « des manipulations, des fantasmes idéologiques qui n’ont rien à envier aux vieux dogmes communistes ».
Aujourd’hui, un peu plus d’un quart de siècle après la chute du communisme, l’emplacement du Kinostudio a été dépecé par les chaînes de télévision privées. Alors qu’elles étaient l’un des centres de la vie culturelle, les cinémas de province ont majoritairement fermé et, à Tirana, les rares salles se trouvent dans les centres commerciaux et les hôtels de luxe, avec une programmation qui se résume à diffuser quasi-exclusivement les superproductions américaines. Après un trou noir d’une décennie, le cinéma albanais a recommencé à produire des films au début des années 2000, mais à un rythme très faible : moins de deux par an, grâce à des fonds étrangers.
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