Albanie : le gazoduc TAP, une aubaine financière, mais pour qui ?

Le chantier du TAP en Albanie @ LS
Le chantier du TAP en Albanie @ LS

Courrier des Balkans – 16.06.2017 – Article

Les travaux du Trans Adriatic Pipeline (TAP) ont débuté il y a un an en Albanie. Soutenu par l’Union européenne, le projet est controversé : selon plusieurs ONG, il ne devrait pas bénéficier à l’intérêt général du pays.

Le chantier du Trans Adriatic Pipeline (TAP) a été momentanément interrompu : d’importants vestiges archéologiques ont été mis à jour près de Korçë, dans le sud-est du pays. Selon les estimations, les plus anciens objets découverts remonteraient à la première période de l’Âge du fer (X-IXe siècle avant J.C.). Neil Fairburn, conseiller pour le patrimoine culturel du projet l’assure : « Le sauvetage et la protection du patrimoine culturel sur tout le long du tracé du gazoduc [nous] sont très importants » et se font selon « la loi et les meilleurs savoir-faire industriels de l’Union européenne ». À quelques jours du premier anniversaire du lancement des travaux, les représentants de l’entreprise TAP AG soignent leur image. Basé dans le canton suisse de Zoug, à la très avantageuse fiscalité, le consortium d’entreprises tient également à rassurer ses financeurs : « Les délais seront tenus ».

Un projet faramineux aux nombreuses incohérences

Le TAP, c’est le troisième et dernier tronçon du « corridor sud », un gigantesque complexe de gazoducs destiné à acheminer du gaz d’Azerbaïdjan en Europe. Depuis le champ caucasien de Shah Deniz II jusqu’à la botte italienne, il est censé acheminer 10 puis 20 milliards de m³ de gaz naturel en Europe. Prenant la suite des 1850 kilomètres du Trans-Anatolian Natural Gas Pipeline (TANAP) turc, le TAP devrait traverser le nord de la Grèce, l’Albanie d’Est en Ouest, avant de passer sous la mer Adriatique et d’arriver dans les Pouilles. La Commission européenne l’ayant déclaré « projet d’intérêt commun », les institutions financières européennes devraient lui apporter un soutien sans précédant, de plusieurs milliards d’euros, ce qui fait du TAP le plus important projet énergétique de l’UE.

Et ce en dépit des nombreuses incohérences qui entourent ce projet faramineux. Par exemple, l’UE avait initialement présenté le TAP comme un moyen de sécuriser ses sources d’approvisionnement énergétique, pour moitié importées, en les diversifiant du gaz russe qui pèse près d’un tiers de sa consommation en Europe. Pourtant, les géants Lukoil et Gazprom se retrouvent, d’une manière directe ou indirecte, partie prenante du projet.

Les portes-paroles de l’ONG CEE-Bankwatch dénoncent également l’impact environnemental du projet : « Ce choix remet totalement en question les engagements pris par l’UE concernant la réduction des émissions de CO2 puisqu’il augmente sa dépendance au gaz, une énergie fossile fortement émettrice en méthane ». Le soutien financier apporté au gazoduc contredit les engagements de la COP21 et notamment l’objectif de porter la part des énergies renouvelables à 27 % en 2030. D’autant que, selon des prévisions réalisées par l’UE elle-même, la chute de la demande en gaz devrait être significative dès 2020, année où le TAP devrait être opérationnel. Alors que les majors pétrolières BP ou Lukoil sont de puissants acteurs du TAP, l’ONG y voit la réussite « du lobbying des géants du gaz pour affaiblir les énergies renouvelables ».

Une « mine d’or », pour qui ?

« Projet du siècle » pour le président albanais Bujar Nishani ou « moteur du développement économique et social du pays », selon les mots du Premier ministre Edi Rama, l’élite économique et politique albanaise le répète : le TAP est « une mine d’or » pour l’Albanie. Sous la houlette de Sali Berisha, le pays a été le premier à s’engager officiellement auprès du consortium TAP-AG, déclarant « d’importance nationale » le projet, alors encore à l’étude. L’ancien Premier ministre s’était appuyé sur les solides relations économiques nouées depuis 1992 avec la Suisse pour augmenter les chances albanaises auprès du consortium azéri, qui a finalement vu dans le TAP le tracé le plus économe. Pour les dirigeants albanais, le passage du gazoduc est perçu comme un précieux moyen de renforcer la légitimité internationale du pays et un nouveau pas vers son intégration à l’UE.

Le TAP est de loin le principal investissement étranger dans l’économie albanaise. En 2016, il en représentait déjà 40 % et, selon son directeur en Albanie, le montant investi en 2017 devrait s’établir autour de 400 millions d’euros. La Banque mondiale s’en est récemment félicitée, rehaussant à 3,5 % ses prévisions de croissance économique pour le pays. Au-delà « de sécuriser des revenus annuels stables et prévisibles », le TAP, selon ses représentants, apporte à l’Albanie « d’importants bénéfices stratégiques ». Ces derniers mettent l’accent sur les milliers d’emplois créés et n’oublient pas de médiatiser les investissements dans les infrastructures du pays, routes et écoles en tête de gondole. Pourtant, ces retombées ne font pas l’unanimité. À l’automne dernier, le Premier ministre Edi Rama se montrait mécontent que son « pays n’ait pas obtenu les mêmes conditions que son voisin grec ». Déterminé à renégocier les termes de l’accord « afin de maximiser les profits » pour l’Albanie, il a obtenu quelques semaines plus tard 80 millions d’euros supplémentaires.

L’arrivée du gaz caucasien fait rêver l’élite économique de Tirana. Beaucoup d’experts en sont persuadés, l’Albanie va « devenir un acteur majeur de la distribution de gaz dans la région ». Une nouvelle structure publique, Albagaz, travaille déjà à l’étude et au lobbying en faveur de deux autres gazoducs. Dans la continuité du TAP, le Ionian Adriatique Pipeline (IAP) et l’Albania Kosovo Gas Pipeline (ALKOGAP) iraient ainsi alimenter d’une part les voisins adriatiques de l’Albanie : le Monténégro, la Bosnie et la Croatie et, d’autre part, le Kosovo, dernier pays européen encore non relié au réseau gazier. Pourtant, rien n’a encore été officialisé et beaucoup d’observateurs admettent que le pays ne dispose pas des infrastructures nécessaires à une éventuelle consommation interne. Plus important, l’Albanie n’était envisagée par le projet que comme un « pays de transit ».

Les habitants pas informés

« L’État fait des concessions inimaginables [qui] violent gravement la souveraineté du pays ! » s’alarme l’ancien député socialiste, Koço Kokëdhima, l’une des rares personnalités albanaises à rompre le consensus national autour du TAP. Dans le journal qu’il possède, il a ainsi regretté que le pays « n’en bénéficie que le temps de sa construction » et accusé ses adversaires politiques d’être des « crétins corrompus qui ne pensent qu’à leurs poches ».

Comme lui, l’ONG italienne Re:Common redoute que les citoyens albanais ne supportent tous les coûts du projet sans en tirer de bénéfices. Elle a ainsi demandé aux institutions financières de l’UE de « mener une enquête rigoureuse sur les entreprises et les personnes impliquées dans le projet en Albanie afin de s’assurer que celui-ci soit porteur d’avantages pour l’ensemble du pays et pas simplement pour les magnats de l’énergie et les politiciens ». Dans son enquête, l’organisation s’interroge sur les manœuvres financières du consortium, mais également sur les soupçons de corruption qui entourent le projet. Le nom de Lira Berisha, la femme de l’ancien Premier ministre, apparaît ainsi à côté de celui de Rezart Taçi, un homme d’affaires controversé aujourd’hui incarcéré en Suisse.

Sur le terrain, les tractopelles de Spiecapag, une filiale du groupe français Vinci construction, sont à l’œuvre le long des 215 kilomètres du tracé albanais. En Grèce et surtout en Italie, le projet doit affronter de fortes oppositions. En Albanie, les habitants touchés par les travaux font face au silence médiatique. L’équipe du TAP assure les « avoir consultés depuis les premières phases de développement du projet » et s’être engagée « à traiter avec respect et rémunérer équitablement les propriétaires fonciers ». Pourtant, le Comité Helsinki albanais a relevé de nombreuses irrégularités, notamment concernant les certificats de propriété établis par le TAP. Devant des élus locaux eux-mêmes peu informés, certains habitants affirment n’avoir pas été prévenus de leur expropriation. Les fermiers albanais, fortement dépendants de leur production, se voient offrir des compensations parmi les plus basses au monde, autour d’un euros par hectare, bien loin de celles obtenues par leurs voisin grecs. Sur une colline près de Berat, Arjan regarde son champ d’oliviers centenaires, désormais mutilé par les 500 mètres de large du tracé du TAP. Et il se demande : « Sans mes arbres, comment vais-je faire pour m’en sortir ? »

Le reportage original ici (abonnés).

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