
Courrier des Balkans – 21.03.2017 – Article
La fièvre anti-Soros a gagné l’Albanie depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, comme ailleurs dans les Balkans. Ces dernières semaines, la filiale albanaise de la fondation du milliardaire américain est sous le feu des critiques pour son soutien à la réforme de la justice. Entretien avec Andi Dobrushi, son directeur, qui dénonce « une nouvelle chasse aux sorcières » à l’approche des élections du 18 juin.
Courrier des Balkans (CdB) : Quelle est, en quelques mots, l’histoire d’Open Society en Albanie ?
Andi Dobrushi (A.D.) : L’Open Society s’est implantée en Albanie en 1992 afin de promouvoir la démocratie, les droits de l’Homme et la bonne gouvernance. La fondation a mené des actions essentielles, notamment lors des premières années de la transition, afin d’accompagner l’ouverture du pays. Nous apportons toujours un soutien financier à la société civile, à des projets éducatifs, à des actions en faveur des minorités et en faveur de l’accès aux soins. Depuis 1992, ces projets ont bénéficié à des milliers d’Albanais. Nous avons par exemple permis la construction de 270 écoles. Nous soutenons également la création de structures de santé publique. Depuis 1996, nous avons aidé au diagnostic des besoins concernant les maladies mentales, qui n’étaient pas reconnues jusque-là en Albanie. Dans le domaine de l’information, nous permettons à des dizaines de journalistes albanais de se former auprès de médias de référence comme la BBC ou la Deutsche Welle.
“Il y a beaucoup de paranoïa et de théories du complot. Cela ressemble à une chasse aux sorcières.”
CdB : Depuis l’arrivée de Donald Trump à la présidence des États-Unis, les attaques anti-Soros ont pris des proportions sans précédent dans les Balkans. Comment expliquez-vous cela ?
A.D. : La politique étrangère de Donald Trump reste globalement floue, mais certains dirigeants des Balkans ont interprété la rhétorique autoritaire du président américain comme une carte blanche pour attaquer les organisations qui les dérangent. La fondation Soros est l’une des premières cibles à atteindre pour malmener des acteurs critiques de la société civile. Or, les associations et ONG visées sont financées par de nombreuses institutions internationales. Notre propre soutien se limite au maximum à un tiers du budget d’une organisation. Dans cette rhétorique anti-Soros, il y a beaucoup de paranoïa et de théories du complot, tout cela ressemble à une chasse aux sorcières. Le problème n’est pas Soros, mais plutôt les dirigeants aux tendances autoritaires qui veulent contrôler ou éliminer les voix critiques.
CdB : Dans les autres pays, les anti-Soros utilisent souvent les termes de « traitres » ou d’« ennemis de la patrie » pour qualifier leurs adversaires. Cette rhétorique nationaliste est-elle aussi présente en Albanie ?
A.D. : Non, ici ce n’est pas le cas. En Albanie, leurs arguments tournent essentiellement autour de la réforme de la justice. Soros est une cible facile pour atteindre des personnes qui se battent contre la corruption et la liberté d’expression. Que vous ayez reçu ou non de l’argent de Soros, si vous n’êtes pas affiliés à l’un des principaux partis politiques, cela suffit à vous faire passer pour un « sorosien ». C’est une chasse aux sorcières organisée par des gens qui ont un immense intérêt à préserver le statu quo. La fondation Soros n’est pas leur principal souci, ils veulent simplement défendre leurs intérêts.
CdB : Le procureur Llalla a récemment accusé l’ambassadeur américain Donald Lu de « chantage typiquement sorosien ». Quelle définition donnez-vous à ce terme ?
A.D. : J’aimerais beaucoup pouvoir l’expliquer, mais je crois que c’est plutôt à Adriatik Llalla qu’il faudrait poser la question ! Bien sûr, en tant que procureur général, il est au cœur du système judiciaire actuel du pays. Il a donc un intérêt à empêcher sa remise en cause et une réforme qui pourrait le contraindre à quitter son poste. En utilisant cet argument, il cherche surtout à détourner l’attention.
CdB : Qui sont les personnes en Albanie qui usent de cette rhétorique anti-Soros ?
A.D. : Je ne veux pas citer de noms en particulier. Ceux qui s’opposent à la fin de l’impunité des juges et des hommes politiques corrompus ne peuvent être que ceux qui font que ce système est massivement désavoué par l’opinion publique. Les ennemis de cette réforme se trouvent dans la classe politique elle-même.
“Les politiciens essaient toujours d’utiliser un ennemi extérieur, ou autre chose, pour ne pas regarder en face les problèmes qu’ils ont eux-mêmes causés.”
CdB : Quel rapport la fondation Soros entretient-elle avec les évolutions du système judiciaire albanais ?
A.D. : Notre fondation a une longue histoire de soutien au secteur judiciaire. Nous nous sommes impliqués dès les débuts de la transition, et nous avons continué à soutenir les réformes des différents gouvernements. Dans le contexte général et la perspective de l’intégration européenne, cette réforme de la justice est apparue comme prioritaire. Il y a eu beaucoup de pressions occidentales afin que l’Albanie, en tant qu’État et pas au nom tel ou tel parti politique, se conforme à certains critères. Le système actuel ne répond pas à l’intérêt général, mais uniquement aux intérêts corporatistes et aux volontés politiques. Bien sûr, il y a de nombreux juges honnêtes et professionnels qui veulent voir le système nettoyé des éléments corrompus car ils souffrent de cette image négative. Je pense que personne ne s’oppose à l’idée qu’un système judiciaire fort, juste et non corrompu est l’une des garanties d’une vraie démocratie.
CdB : La fondation Soros est accusée d’être à l’origine de cette réforme. Qu’en est-il réellement ?
A.D. : Quand on nous a demandé de soutenir le processus de réforme, nous étions conscients de nos propres limites car les décisions sont prises par les élus, au Parlement. Mais toutes nos propositions ont été approuvées par le Parlement. La réforme a d’ailleurs été unanimement approuvée par les 140 députés. Nous sommes en faveur d’un processus non partisan. Les théories qui nous accusent d’avoir influencé la réforme ne sont que manipulations et s’apparentent à la chasse aux sorcières dont j’ai déjà parlé. Le fait que la réforme soit actuellement en stand-by prouve que ces accusations n’ont aucune valeur. Elle nécessite une volonté politique, une volonté de négocier et de faire des compromis. La justice est considérée comme l’un des secteurs les plus corrompus et aucun Albanais ne s’oppose au « nettoyage » du système actuel. Ce que nous voyons actuellement montre le manque de maturité politique de nos dirigeants.
CdB : Les critiques ont particulièrement visé l’actuel gouvernement et surtout certaines personnalités comme Edi Rama et Erjon Veliaj, pointant leurs liens supposés avec la fondation. Ces polémiques peuvent-elles être réduites à une simple confrontation entre socialistes et démocrates ?
A.D. : Elles sont avant tout des tactiques politiques afin de détourner le débat. Soros ne vote pas dans le pays. Le gouvernement est élu par les citoyens albanais. L’Albanie a la tradition de tenir ses élections dans un climat toujours particulièrement agité. À leur approche, les politiciens essayent toujours d’utiliser un ennemi extérieur ou autre chose pour ne pas regarder en face les problèmes qu’ils ont eux-mêmes causés. Cette fois c’est Soros.
L’entretien original ici (abonnés).