
Courrier des Balkans – 15.03.2017 – Article
La Vjosa est l’un des derniers cours d’eau sauvage d’Europe. Plutôt que de protéger cette exceptionnelle richesse naturelle, les autorités albanaises préfèrent exploiter son riche potentiel hydro-électrique. Mais les habitants et les militants écologistes continuent à se battre. Reportage.
« Ce serait comme donner le coup de grâce au village ! » Depuis la place centrale de Kutë, Ramiz Malaj montre les champs fertiles qui se nichent au fond de la vallée. Son regard triste suit les méandres des eaux claires de la Vjosa. Pendant près de trente ans, Ramiz s’est occupé de la coopérative agricole du canton, qui était « un centre régional bien vivant » à l’époque communiste. Depuis 1991, la population a été divisée par deux et le village compte désormais moins de 2000 âmes. À 66 ans, l’ancien maire complète sa maigre pension de retraite en vendant ses services de vétérinaire aux paysans du coin.
En mai 2016, le ministère de l’Énergie et de l’Industrie (MIE) albanais a officialisé l’attribution de la construction du projet Poçem à deux entreprises turques. Avec 50 mètres de haut et 295 millions de m³, la future centrale hydraulique donnerait naissance au plus imposant des 38 barrages actuellement envisagés sur la Vjosa. Il engloutirait aussi 23,5 km² de terres, dont de nombreuses habitations et les champs céréaliers de Kutë. « Ce sont des associations environnementales qui nous ont informés, sinon personne ne nous aurait rien dit ! », fulmine Ramiz. Comme lui, de nombreux villageois se sentent démunis et méprisés au regard de ce projet qui menace de transformer leur environnement à jamais. « Nous n’avons aucune information sur d’éventuelles compensations ni quoi que ce soit ! », s’agace par exemple Beaza, qui travaille au café de la place depuis un demi-siècle. « Les autorités locales elles-mêmes ne sont pas au courant ! ». Pour Beaza, « ce serait un grand malheur de toucher à la Vjosa ». Ici, on sait la richesse que représentent les eaux de la rivière.
Tout pour l’électricité, rien pour la protection de l’environnement
Manifestations, pétitions, poursuites judiciaires… Besjana et Olsi, de l’ONG EcoAlbania, sont en première ligne du combat contre les nombreuses menaces qui visent « l’une des dernières rivières sauvages d’Europe ». Les militants tentent d’unir leurs forces à celles des maires des différentes communes de la vallée de la Vjosa. En effet, de Permet à Selenicë, les élus locaux sont inquiets. Tous s’étranglent devant « l’arrogance du gouvernement », « le manque de transparence », « les conflits d’intérêts qui touchent les diverses concessions ». Avec l’arrivée au pouvoir des sociaux-démocrates en 2013, ils espéraient que serait abandonnée l’idée du « tout-hydroélectrique ».
« C’est pire que sous les démocrates ! », s’indigne pourtant Olsi. « Sous Berisha, le clientélisme et la corruption s’affichaient au grand jour, mais aujourd’hui les autorités ne sont pas transparentes et font même preuve d’arrogance. » La déception des opposants est d’autant plus grande qu’il n’y a encore pas si longtemps le Premier ministre s’affichait à leur côté. « Au printemps 2016, Edi Rama nous a assurés personnellement de son soutien et a publiquement défendu l’idée de faire de la Vjosa un Parc national », raconte Besjana. « Mais c’était peu de temps avant les élections régionales… » Quelques semaines plus tard, le gouvernement approuvait la construction de la centrale hydraulique de Poçem et confiait le chantier à Çinar San.
Au MIE, on explique ce revirement par la nécessité de répondre à la hausse de la demande en électricité dans une Albanie qui n’est plus autosuffisante depuis longtemps. Les dirigeants aimeraient surtout développer le secteur énergétique et profiter de l’exceptionnel potentiel de ses cours d’eau pour faire du pays un leader régional. Dénonçant un « chantage » économique, les opposants refusent que les joyaux naturels comme la Vjosa pâtissent de telles ambitions et pointent plutôt les pertes importantes du réseau actuel, estimées entre 30 et 50 %.
Comme pour la Valbona, ils restent abasourdis par la grossièreté des irrégularités et des manipulations constatées dans le projet Poçem. Au mois de décembre 2016, un groupe international de scientifiques indépendants estimait même que l’étude d’impact environnemental menée par l’entreprise turque chargée du chantier n’était rien d’autre « qu’une farce ». Dans leur courrier adressé aux dirigeants albanais, ces experts montrent par exemple que « 60% du texte n’est qu’un simple copier-coller, mot par mot, d’autres projets ».
« Le cœur bleu de l’Europe »
Après le retrait de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement d’un projet similaire en Macédoine, on reprend espoir dans le camp des opposants aux barrages de la Vjosa. Dans son dernier rapport sur l’élargissement de l’Union rendu public le 17 février, le Parlement européen a ainsi explicitement critiqué la politique hydro-électrique du gouvernement albanais. Reprenant les arguments des scientifiques, les projets de barrage sur la Vjosa et notamment celui de Poçem se trouvent au centre des critiques des eurodéputés. Or, « les dirigeants albanais font très attention à l’image qu’ils renvoient à l’étranger, particulièrement auprès des dirigeants de l’UE », note Besjana. Les militants écologistes l’ont bien compris et leur campagne Sauvez le cœur bleu de l’Europe peut s’enorgueillir d’une impressionnante couverture médiatique. Les eaux de la Vjosa interpellent bien au-delà des frontières albanaises.
Des montagnes du nord de la Grèce à la côte adriatique albanaise, les eaux de la Vjosa et de ses affluents se retrouvent comprimées dans d’étroits canyons, s’étalent sur presque deux kilomètres de large, forment des îles… Ses méandres abritent une biosphère riche et encore méconnue. Des arguments qui auraient séduits d’importants dirigeants européens. Paradoxalement, c’est au moment même où le chantier du barrage Poçem menace à tout moment de commencer que l’idée de créer un Parc national de la rivière sauvage trouve le plus d’écho. Ce statut protégé offrirait de nouvelles perspectives de développement, en misant sur un tourisme réellement respectueux de la nature et des habitants. À Kutë, on croit beaucoup à ce projet. De toute façon, comme l’assure Ramiz, « les habitants sont près à se battre jusqu’au bout ».
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