
Courrier des Balkans – 20.04.2017 – Article
On reparle beaucoup de l’ouverture des archives de la Sigurimi, l’ancienne police politique du régime, qui a compté jusqu’à 10 000 agents, et à laquelle 20 % des Albanais ont collaboré. L’écrivain Ismail Kadare, entre autres, réclame son dossier. La loi d’ouverture des archives a pourtant été votée en avril 2015. Et surtout les faits sont bien connus, il n’y a plus de grandes révélations à attendre. Le point de vue d’un historien.
Historien, spécialiste des services secrets albanais, Kastriot Dervishi a été directeur des archives du ministère de l’Intérieur de 2007 à 2014.
Le Courrier des Balkans (C.d.B.) : Quels étaient le rôle et les missions de la Sigurimi ?
Kastriot Dervishi (K.D.) : La Sécurité d’État et ses unités étaient chargées de faire triompher la lutte des classes et de donner la chasse à ses adversaires. La Sigurimi, pilotée par le Parti du travail (PPSh), le parti communiste d’Albanie, était placée sous l’autorité du ministère de l’Intérieur. Enver Hoxha appelait les officiers de cette officine « les travailleurs spécialisés du parti ». D’un point de vue administratif, la Sigurimi était divisée en trois départements : le premier était chargé des activités intérieures, le second de la surveillance des hauts dirigeants, et le troisième avait pour mission d’interdire l’émigration. Les hommes de la Sigurimi menaient des enquêtes, surveillaient les échanges téléphoniques et postaux, ils gardaient un œil sur les anciennes classes dominantes (propriétaires terriens, commerçants, employés, politiciens, juges, militaires, etc.), les communistes exclus du parti, les forces armées, les cadres du régime, les étrangers qui visitaient l’Albanie (touristes, athlètes, etc.), les ambassades et les Albanais à l’étranger. La Sigurimi s’occupait également de la propagande, de l’espionnage et des tentatives de fuite vers l’étranger. Elle menait ce qui était appelé la « politique des coups » : ses agents surveillaient secrètement les « adversaires » du régime, ils préparaient leur arrestation et définissaient les sanctions à prendre. Ses services étaient également responsables des emprisonnements et des déportations. Les officiers s’appuyaient sur des informateurs volontaires ou sur des indicateurs recrutés de force. Ce réseau traversait l’ensemble de la société albanaise, mais les principaux officiers venaient d’un cercle très étroit.
C.d.B. : Des polices politiques étaient actives dans tous les pays du bloc de l’Est. Quelles étaient les spécificités de la Sigurimi ?
K.D. : Elle a d’abord été pensée sur le modèle yougoslave puis, après 1948, sur le modèle soviétique. La violence de la répression qu’elle a exercée ne peut être comparée qu’avec celle du KGB. Elle a profondément fracturé la société albanaise. Une personne pouvait être arrêtée par la Sigurimi et être ensuite obligée de dénoncer ses camarades de prison. La majeure partie de l’élite intellectuelle albanaise a collaboré avec les services, tout comme les membres du Bureau politique. Cela fait de l’Albanie un cas particulier.
C.d.B. : En avril 2015, le Parlement albanais a adopté une loi visant à « ouvrir les archives ». Deux ans plus tard, quels sont les résultats ?
K.D. : La réalité est bien différente des effets de manche qui entourent cette loi. Celle-ci est inutile et met à mal les archives. Elle aura de graves conséquences, car elle risque d’encourager la fragmentation des fonds et d’endommager les documents. En effet, il n’existe pas en Albanie « d’archives de la Sigurimi », mais uniquement des archives du ministère des Affaires intérieures. Les documents de la Sigurimi sont donc mélangés avec ceux de la police, des douanes, etc. Personne n’a étudié l’impact de cette mesure, on s’est contenté de copier-coller le droit allemand, mais les différences sont énormes entre le régime albanais et l’Allemagne de l’Est ! D’un simple point de vue formel, la Stasi était un ministère, alors que la Sigurimi était divisée en trois départements. Dès 1992, de nombreux documents ont été ouverts au public et des dossiers déclassifiés. Cette nouvelle loi vise principalement à donner aux étrangers l’impression que quelque chose d’extraordinaire est en train de se passer. L’Albanie a besoin d’investir pour organiser ses archives, qui sont dans un très mauvais état. Cette aventure ne va rien amener de positif.
C.d.B. : Tout récemment, Ismail Kadare a demandé à avoir accès aux dossiers le concernant. Il avait déjà déclaré que « l’ouverture des archives était essentielle, afin d’éradiquer le mal qui empoisonne toujours la société albanaise ». Que voulait-il dire par là ?
K.D. : Monsieur Kadare a toujours pris position pour une répression ferme des crimes du communisme. Je veux répondre d’un point de vue de professionnel à cette question. Cette loi ne va rien changer à l’avenir du pays. Le mal est profond, et ceux qui ont commis des crimes sous le régime communiste ont transmis cette fierté à leurs enfants. Dans un État où les noms des criminels de la Sigurimi sont affichés sur les murs des écoles et des rues, dans un État où les anciens services disposent toujours d’importants moyens de propagande, pensez-vous que les problèmes seront résolus avec un projet de ce type ? La loi de 1995, partiellement mis en œuvre jusqu’en 2001, puis celle de 2008, étaient censées exclure de la fonction publique les anciens agents des services, les juges, les procureurs qui ont travaillé avec eux. Pourtant, la loi de 2008 a été abrogée par la Cour constitutionnelle à la demande de l’actuelle majorité parlementaire, qui craignait d’être écartée du pouvoir.
C.d.B. : Cette loi vise à interdire l’accès à la fonction publique aux anciens membres de la Sigurimi. L’opposition accuse pourtant le tout nouveau ministre de l’Intérieur, Fatmir Xhafaj, d’avoir collaboré avec les services au début de sa carrière, à la fin des années 1980. Devons-nous en déduire que cette loi n’est pas efficace ?
K.D. : À l’exception de la période 1992-1997, les anciens officiers de la Sigurimi sont toujours restés à des positions importantes. Ils ont continué à occuper des postes dans la fonction publique, les services secrets, l’administration, les forces armées et la justice. Après 1997, les anciens dirigeants communistes sont revenus aux postes qu’ils occupaient avant 1992. Même ceux qui ont pris leur retraite touchent toujours une pension spéciale d’anciens « militaires ». Quant au nouveau ministre, que je ne connais pas, c’est son travail au sein de la police qui lui est reproché, pas son activité au sein des services secrets.
C.d.B. : Certains experts redoutent que la majorité des archives aient été falsifiées ou détruites. Quelle est votre opinion à ce sujet ?
K.D. : On estime qu’existent environ 25 000 fichiers de collaborateurs de la Sigurimi. À 99 %, ces personnes sont aujourd’hui décédées et la grande majorité des anciens informateurs des services n’avaient pas de dossiers. Il n’y a pas, à ma connaissance, de cas de falsification. Mais le problème reste la véracité de ces registres. En 1980, un agent qui voulait faire du chiffre pour « répondre au plan » pouvait tout à fait inscrire comme collaborateurs des « des agents » à leur insu… De plus, entre 1990 et 1992, près de 50 000 dossiers des organes de sécurité ont été détruits. L’absence de ces fichiers rend encore plus inutile l’adoption de cette loi.
C.d.B. : Les familles qui ont perdu un parent sous le régime sont censées pouvoir accéder aux fichiers de leurs proches. Les citoyens albanais effectuent-ils ces démarches ?
K.D. : Je veux vraiment combattre l’impression que ce qui se passe aujourd’hui serait extraordinaire. De nombreux dossiers ont été ouverts et sont accessibles depuis longtemps. La loi de 1991 a amnistié les crimes contre l’État, et la loi de 1999 sur les informations classifiées a levé nombre de secrets. Je ne pense pas que beaucoup de choses soient encore inconnues et qu’il y ait de grandes surprises à attendre des archives.
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