
Courrier des Balkans – 20.02.2017 – Article
Attentats, coup d’État, répression : en Turquie, la vie culturelle pâtit du climat de peur et de violence. Dans ce contexte, les artistes indépendants voient leur espace de création se réduire à peu de chagrin. Cet hiver, l’exigeant festival berlinois Club Transmediale, rendez-vous incontournable des musiques electroniques d’avant-garde avait convié trois artistes turcs pour témoigner. Reportage.
Depuis le début des années 2000, la Turquie a connu de profonds changements politiques, mais également culturels. Et cela a eu d’importantes répercussions pour les artistes indépendants. À Istanbul, les musiciens ont ainsi vu leur environnement, jusqu’alors ouvert et tolérant, totalement bouleversé. Face à la révolution conservatrice et autoritaire initiée par Recep Tayyip Erdoğan et son parti de la Justice et du développement (AKP), la création devient chaque jour plus compliquée pour les scènes musicales indépendantes.
Djette et productrice connue sous le nom de Queen of Eklektik BerlinIstan, Ipek Ipekçioğlu partage son temps entre Istanbul et Berlin. Avec ses projets très engagés, elle s’est forgée une solide réputation sur les scènes nocturnes du monde entier. Elle a initié de nombreuses collaborations artistiques turco-germaniques, mais aujourd’hui la situation politique en Turquie l’inquiète. « Il n’est plus possible d’envisager des projets à long terme, les partenaires et sponsors habituels se désengagent ou sont eux-même confrontés à toute une série de problèmes », explique-t-elle.« Le sentiment d’insécurité général est très fort. »
« Même les hipsters ne viennent plus ! »
Barış Bilenser est journaliste à Zero Istanbul, le magazine culturel le plus lu de la métropole turque. Ce trentenaire dynamique a aussi lancé en 2009 l’agence Istanbul, qui s’est rapidement imposée comme l’un des fers de lance de la culture underground stambouliote en investissant des friches et en programmant les artistes d’avant-garde. « Un festival comme le CTM de Berlin dispose de nombreux financements publics malgré sa dimension très expérimentale. En Turquie, une telle initiative est inenvisageable : nous n’avons aucun soutien de l’État ! Avant, beaucoup d’évènements se finançaient grâce au sponsoring de marques d’alcools. Leur interdiction a porté un coup très dur à la vie nocturne. La moitié du budget de mon magazine était payée par ces publicités… »
Attentats, coup d’État, pressions, la situation tendue en Turquie ne favorise pas vraiment les pratiques artistiques. « La peur a gagné le public », constate Barış Bilenser. « Les gens se sentent plus rassurés dans des lieux, forcément plus commerciaux, qui font appel à des services de sécurité professionnels. » « Les hipsters ne viennent plus ! », résume ironiquement le DJ Barış K. Ce vétéran de la scène électronique d’Istanbul s’est spécialisé dans les édits et remixes de rock psyché et de disco turcs des années 1960-70-80. Depuis 1996, il s’occupe du Godet, l’un des clubs les plus réputés de la ville. Si la disparition des touristes n’aide pas, les organisateurs d’événements musicaux font également face à d’autres difficultés.
« Les problèmes pour obtenir les visas d’artistes sont nombreux. Les procédures sont devenues très compliquées avec toujours de nouveaux documents à fournir », s’agace Ipek. « À cause de ce qu’il se passe en ce moment, certains Djs étrangers ont même préféré annuler leur venue tandis que certains sponsors se sont retirés », renchérit Barış K. Cette fermeture progressive de la Turquie redessine peu à peu les contours de la scène musicale d’Istanbul. « On se dirige vers une ’monoculture ottomane’ », se désole Ipek. « Les théâtres les plus progressifs ont par exemple été fermés. »
La scène locale tente de résister
Dans ce contexte difficile, de nombreux artistes turcs cherchent à partir à l’étranger. « J’ai beaucoup d’amis artistes qui quittent Istanbul, surtout ceux liés au mouvement LGBT », raconte Ipek. « Berlin est une destination prisée, mais c’est compliqué d’obtenir le visa. Une fois sur place, ce n’est pas facile non plus. Certains sont obligés d’intégrer des mélodies turques à leurs créations pour obtenir des dates alors que ce n’est pas la musique qu’ils font… »
À l’inverse, pour Barış Bilenser, la répression des autorités islamo-conservatrices a paradoxalement eu un effet positif : celui de faire émerger de nouvelles énergies créatives à Istanbul. « Les gens se concentrent sur la scène locale. Les artistes turcs obtiennent plus d’attention. Beaucoup de nouveaux labels et de compositeurs contemporains très intéressants ont ainsi émergé. » Cela n’empêche pas non plus de multiplier les échanges internationaux. « Avec Zero, nous réfléchissons par exemple à établir des équipes dans des villes étrangères comme Berlin. »
Ce recentrage de la scène musicale ne concerne pas que les artistes. La place Taksim, trop souvent cible des attaques ces dernières années, voit un à un ces clubs quitter le quartier et s’implanter un peu partout dans la ville. Barış K y voit là aussi « un effet positif, avec une relocalisation des lieux culturels dans les quartiers des différents acteurs. Cette évolution en pousse également beaucoup à se lancer dans de nouveaux projets ». Néanmoins, réussir à tenir à flot un lieu culturel exigeant et original semble de plus en plus une gageure faute de moyens. « Mon club est au bord de la faillite mais cela ne nous empêchera pas de continuer ! », plaisante le Dj.
Les « murs de Berlin » de la Turquie d’aujourd’hui
« La politique a toujours occupé une place importante dans les discussions quotidiennes en Turquie et nous avons vécu tant de coups d’États qu’ils font partie de la vie du pays », ironise Ipek. La liberté d’expression n’a jamais réellement existé en Turquie, les propos trop critiques ont toujours été sévèrement réprimés. » Pour Barış K, la situation actuelle en Turquie serait liée aux « cent ans de colonialisme » vécus par le pays au XXème siècle.
« Les Occidentaux ont imposé un modèle jacobin qui n’était soutenu que par une petite élite stambouliote. Ce qui se passe en ce moment, c’est comme un grand retour de bâton », assure-t-il. Le Dj déplore les « murs de Berlin » qui fissurent la Turquie et ses différentes communautés. Les profondes fractures de la société turque l’inquiète. « Ma mère qui était pourtant très à gauche s’est fait tatouer Atatürk dans le cou… Alors qu’elle m’a toujours reproché les miens ! », ajoute Ipek. « Pour moi, cela montre bien les divisions actuelles du pays. »
Le reportage original ici (abonnés).