Albanie : ces éditeurs indépendants qui se battent pour la diffusion du livre et de la littérature

Les éditeurs Ataol Kaso et Arlind Novi, fondateurs de Pika pa Siperfaqe @ LS
Les éditeurs Ataol Kaso et Arlind Novi, fondateurs de Pika pa Siperfaqe @ LS

Courrier des Balkans – 12.02.2017 – Article

Quelle place pour les livres et la littérature dans l’Albanie contemporaine ? Après des décennies d’isolement et les terribles années de la transition, deux jeunes éditeurs indépendants de Tirana se battent pour enrichir la langue albanaise de chef-d’œuvres encore méconnus dans le pays. Rencontre avec Ataol Kaso et Arlind Novi.

Le Courrier des Balkans (C.d.B.) : Pouvez-vous nous raconter un peu les débuts de la maison d’édition Pika pa Sipërfaqe ? Et nous expliquer ce nom si mystérieux (littéralement « Le point sans surface ») ?

Ataol Kaso (A.K.) : Nous avons fait connaissance en 2008. Je venais alors acheter des livres au café-librairie E pershtatshme, où Arlind travaillait. Quand la boutique a fait faillite, en 2008, nous l’avons reprise. Cette même année, j’avais traduit Abattoir 5 de Kurt Vonnegut et Arlind avait fait les corrections. Nous avions beaucoup de difficultés à publier le livre, nous n’obtenions que des réponses évasives. Nous avons donc décidé de le publier nous mêmes et cela a donné naissance à Pika pa Sipërfaqe. Nous n’avions à l’époque aucune idée précise de ce que le projet pouvait devenir, nous voulions simplement éditer deux ou trois livres. Le nom de la maison vient d’un ouvrage sur la création de l’univers que lisait à l’époque un ami. Certains cosmologues expliquent ainsi, qu’avant le big-bang, toute la matière de l’univers était concentré en un seul point, si petit qu’il n’avait pas de surface.

C.d.B. : Vous publiez essentiellement des auteurs occidentaux et notamment beaucoup de francophones…

Arlind Novi (A.N.) : Il y a une longue tradition de la francophonie en Albanie, surtout héritée du communisme. Durant cette période, beaucoup d’écrivains français ont été traduits, Balzac, Hugo, Stendhal, etc. Il y a beaucoup d’auteurs français de qualité. Mais l’origine des écrivains n’est pas un critère de sélection. Nos choix de traductions sont surtout le résultat de nos lectures. Nos discussions et échanges avec les lecteurs ou les universitaires nous guident également. Au début, nous nous concentrions sur la littérature, mais nous nous sommes aperçus que que le plupart des philosophes n’avaient pas été traduits en albanais. Un livre a particulièrement compté pour nous : Les testaments trahis de Milan Kundera. C’est un recueil dans lequel il mentionne beaucoup d’écrivains, de philosophes et de musiciens.

A.K. : Kundera a été une vraie porte d’entrée car beaucoup des auteurs dont il parle étaient totalement inconnus en Albanie ! Nous avons publié beaucoup d’auteurs occidentaux car, au début, nous nous intéressions aux écrivains que nous connaissions et nous avions des collaborateurs en France et en Angleterre. C’est donc en raison de la langue que nous n’avons pas publié beaucoup de livres d’autres régions. La vieille relation albanaise avec l’Orient s’est malheureusement perdue. Nous lisons les auteurs turcs en anglais.

“Il y avait des gens très différents parmi tous ces éditeurs.”

C.d.B. : L’isolement de la période communiste a fermé le pays à nombres d’auteurs et de courants de pensées. Comment regardez-vous l’histoire de l’édition en Albanie ?

A.N. : Avant le communisme, il y avait peu de maisons d’édition, à peine 5 000 livres avaient été publiés. Avec l’instauration du monopole d’État, la censure a frappé tout ce que le régime considérait comme décadent, bourgeois et contraire à la ligne du marxisme-léninisme. Les œuvres étrangères étaient massivement interdites. Très peu de classiques modernes ont été traduits. Certains l’avaient été mais n’ont pas été publiés, comme Dostoïevski ou Camus. Malgré la censure, certains livres circulaient secrètement grâce à des éditions kosovares et les gens avaient connaissance de quelques noms. Après l’effondrement du régime et la disparition des éditions d’État, le nombre d’éditeurs privés a explosé. Beaucoup voulaient combler ce manque.

C.d.B. : Malgré la grande instabilité politique de l’époque, le public était donc demandeur de littérature ?

A.K. : Bien sûr, il faut savoir que, sous le régime, les gens lisaient beaucoup. Durant la décennie 1990, les gens avaient soif de littérature étrangère. Imaginez, Kafka n’a été publié qu’en 1992 en Albanie !

A.N. : Dans les années 1990, les programmes scolaires et universitaires albanais se sont adaptés et beaucoup d’auteurs majeurs de la littérature y ont pris leur place. Cela ne concernait pas seulement la littérature mais toutes les filières ! Il y a encore beaucoup à faire, mais nous avons déjà beaucoup progressé.

A.K. : Nous aurions eu besoin de mettre en place des traductions systématiques, ce qui n’a pas été fait. Les publications se sont faites comme chez nous, au hasard des lectures et des rencontres. Il faut se représenter quarante ou cinquante éditeurs qui se lancent dans le métier à peu près en même temps !

A.N. : Il y avait d’ailleurs des gens très différents. Certains avaient travaillé dans les éditions d’État, notamment des traducteurs qui ont ouvert leurs maisons d’édition. Il y avait ceux qui voyaient les livres comme un moyen de se faire de l’argent. Puis il y avait les hommes politiques, parce que, dans l’Albanie des années 1990, les maisons d’édition étaient perçus comme d’importants vecteurs d’influence.

C.d.B. : Le pays a beaucoup changé depuis cette époque. Quel regard portez-vous sur vos confrères aujourd’hui ? Qu’est-ce qui vous différencie d’eux ?

A.K. : La différence principale, c’est que nous lisons ! Et de façon constante. Ce sont nos lectures qui nous ont amenés au métier. Notre approche est différente car, dès le début, nous avons choisi des ouvrages fondamentaux. En accord avec notre traducteur, nous avons ainsi édité L’Éthique de Spinoza. Beaucoup de ceux qui travaillaient pour l’État ont simplement réédité des traductions qui existaient déjà. Rapidement, ils se sont mis à publier des navets car ils n’ont pas de véritable vision éditoriale.

A.N. : Beaucoup d’éditeurs n’existent que pour promouvoir les intérêts de leur propriétaire. Leurs connaissances littéraires sont limitées. Nous, nous aimons partager nos lectures et en discuter. Il n’y a que deux ou trois maisons d’édition qui ont cette approche, et elles traduisent Jacques Rancière ou Alain Badiou, des auteurs que les autres ne connaissent pas.

“Quand une librairie a des bons livres dans ses rayons, c’est souvent une simple coïncidence !”

C.d.B. : Vous considérez les années 2000 comme un tournant pour l’édition en Albanie. Pourtant, lors du dernier Salon du Livre, en novembre, une foule compacte se pressait aux stands. Les gens semblent encore avoir un intérêt profond pour la littérature.

A.K. : Les chiffres officiels ne sont pas très précis. Mais au cours des dix dernières années, le nombre de publications a explosé et l’offre stimule la demande. Mais seule une minorités de ces publications sont ce que nous appelons des œuvres fondamentales. L’essentiel des livres présentés au salon sont commerciaux.

C.d.B. : Mais les lecteurs albanais sont-ils demandeurs de ces ouvrages « fondamentaux » ?

A.K. : La curiosité intellectuelle est une chose qui se construit. Le public est là, mais la progression du savoir prend du temps. Un lecteur qui découvre Kundera va vouloir lire les auteurs dont il parle, et ainsi de suite.

C.d.B. : Vous vous intéressez beaucoup aux auteurs classiques. La littérature contemporaine vous intéresse-t-elle moins ?

A.N. : Non, nous nous y intéressons aussi beaucoup. Mais nous nous concentrons sur quelques ouvrages importants. Par exemple, quelques titres de Roberto Bolaño étaient déjà traduits en albanais. Nous avons donc décidé de publier 2666, qui nous semble son ouvrage le plus important.

C.d.B. : Et les auteurs albanais ?

A.K. : Nous en avons peu publiés car depuis la chute du communisme, il y a eu une telle multitude de publications que le marché a très vite été saturé. Il est très facile de publier un livre en Albanie, beaucoup d’auteurs payent l’édition de leur poche et certains éditeurs se sont enrichis comme ça… La sélection des auteurs albanais doit être particulièrement stricte.

A.N. : Nous avons publié trois poètes et trois romanciers mais également beaucoup d’ouvrages d’universitaires, de philosophie, d’histoire, de sociologie ou d’anthropologie. Tous ces auteurs ont des approches originales et enrichissent les débats essentiels qui agitent la société albanaise. Par exemple, le travail d’Enris Sulstarova sur l’orientalisme et le nationalisme albanais. Il est nécessaire de porter un nouveau regard sur l’histoire du peuple albanais, qui a été fabriquée par le régime communiste.

C.d.B. : Un peu partout, l’édition est en difficulté. Y-a-t-il des problèmes spécifiques pour diriger une maison indépendante en Albanie ?

A.K. : Nos difficultés sont globalement les même que celles des éditeurs européens mais nous avons effectivement quelques problèmes particuliers. Notre marché est très réduit. La distribution ne fonctionne pas bien, elle est encore basée sur un système obsolète. Les distributeurs ne sont que de simples points de rencontres entre éditeurs et vendeurs et ces derniers peuvent refuser les livres que nous leur proposons.

A.N. : À la chute du communisme, toutes les librairies d’État ont fermé. Certaines personnes, qui vendaient par exemple des livres scolaires, se sont mis à ouvrir des librairies mais ne savaient pas comment les gérer. Le nouveau système ne fonctionnait pas. Encore aujourd’hui, quand une librairie a de bons livres dans ses rayons, c’est souvent une simple coïncidence. C’est peut-être que le propriétaire était un bon lecteur. Le système favorise de toute façon les grands éditeurs et l’aide de l’État au livre est quasi-inexistante.

C.d.B. : L’arrivée de l’actuel gouvernement, connu pour ses affinités avec le monde de la culture, a-t-elle améliorée la situation du livre ?

A.K. : Très peu. Il est vrai que l’actuel gouvernement porte plus d’attention à la culture en général. La ministre de la Culture vient du monde des lettres, le Premier ministre est plasticien. Mais dans les faits, rien n’a réellement changé, ils utilisent la culture a des fins politiques.

C.d.B. : Comment envisagez-vous votre avenir ?

A.K. : On a du mal à être très optimistes. On a eu pas mal de problèmes avec notre ancien café-librairie, ce qui arrive souvent dans les Balkans où tout reste imprévisible. Nous pensons quand même à rouvrir une petite librairie. C’est au prix de grands sacrifices que nous arrivons à tenir. Notre indépendance nous coûte beaucoup. Il faut être déterminé et ne pas commencer à rentrer dans des calculs financiers, car il n’y aurait aucune raison de faire ce travail. Mais la dernière chose que nous voulons serait de passer pour des romantiques ou des idéalistes.

A.N. : Nous ne nous plaignons pas, il y a tant de problèmes en Albanie, nos difficultés n’ont rien d’exceptionnelles.

L’entretien original ici (abonnés).

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