Il y a 100 ans, la « République de Korçë » : quand la France s’exportait en Albanie

L'une des principales rues de Korçë @ LS
L’une des principales rues de Korçë @ LS

Courrier des Balkans – 07.12.2016 – Article

Qui se souvient encore de la République de Korçë ? Proclamé le 10 décembre 1916 par les soldats français de l’Armée d’Orient pour assurer une liaison stratégique entre la Macédoine et les troupes italiennes en Albanie, cet éphémère État survécut jusqu’à l’été 1920, diffusant dans le sud de l’Albanie la culture et la langue française. Retour sur une page méconnue de l’histoire des deux pays.

En 1916, deux ans après le début de la Première Guerre mondiale, le territoire de l’Albanie se divise entre deux blocs ennemis : l’Autriche-Hongrie occupe le nord du pays alors que l’Italie, devenue l’alliée de la Triple Entente, est établie au sud. Profitant de l’instabilité politique régionale, les troupes grecques du roi Constantin avaient pris la région de Korçë dès juillet 1914.

La France, est engagée dans le sud-est de l’Europe avec l’Armée d’Orient, Paris cherche notamment à s’imposer dans les « confins albanais ». Le déploiement de ses troupes, composées notamment de bataillons coloniaux, dans la plaine de Korçë permet en octobre 1916 d’assurer une liaison stratégique entre les zones contrôlées par les Italiens et la Macédoine. Selon Kristaq Jorgji, un ancien professeur de littérature de Korçë qui se passionne pour l’histoire de la Première Guerre mondiale dans les Balkans, les soldats français ont bénéficié à leur arrivée « d’une certaine bienveillance de la population, après l’occupation de la ville par les Grecs ».

Le drapeau de Skanderbeg associé aux couleurs de la France

La situation à Korçë est néanmoins délicate, marquée par de fortes divisions entre royalistes grecs et nationalistes albanais. Dans ce contexte, l’État-major français réfléchit à une forme de gouvernement autonome. Dépêché sur place, le colonel Descoins, ancien chef d’État-major de l’expédition des Dardanelles, obtient le ralliement de groupes rebelles menés par Themistokli Gërmenji. Il réunit les notables locaux et forme un conseil chargé d’administrer la région, composé de sept chrétiens orthodoxes et de sept musulmans.

Le 10 décembre 1916, les autorités militaires françaises reconnaissent officiellement la « Région autonome » de Korçë et l’aigle bicéphale noir sur fond rouge est hissé au côté de la bannière tricolore. Les derniers représentants grecs ont été expulsés trois jours plus tôt. Themistokli Gërmengji, entré deux jours plus tôt dans la ville à la tête de 300 combattants, devient préfet de police et chef du gouvernement de la nouvelle entité. Les Albanais ne disposent cependant que d’une autonomie toute relative, les décisions restant prises par les Français. De fait, la nouvelle République de Korçë (renommée ainsi en mars 1917) s’apparente à un protectorat.

Très vite, cette nouvelle suscite l’enthousiasme de la diaspora albanaise, qui y voit une continuité avec l’État albanais, dont l’indépendance déclarée le 28 novembre 1912 a été reconnue en 1913. Dès la fin du XIXe siècle, des milliers d’habitants de Korçë étaient en effet allé chercher fortune en Autriche-Hongrie, en Italie et même en France. Cette agitation nationaliste est donc très mal perçue par les différents acteurs régionaux alliés de Paris. Après le « schisme national » de l’automne 1916 en Grèce, la destitution du roi Constantin puis la prise du pouvoir par le Premier ministre Elefthérios Venizélos, la diplomatie française va s’attacher à réduire les velléités autonomistes des Albanais. Avec l’objectif d’obtenir l’entrée en guerre de la Grèce au côté de l’Entente, ce qui fut fait en juin 1917.

Une première reconnaissance des frontières de la région

À Paris, au ministère des Affaires étrangères, on s’inquiète en effet des évolutions sur le terrain et des divergences ne tardent pas à éclater entre diplomates et militaires. « Il ne m’appartient pas de me mêler des questions de politique intérieure grecque ou des Balkans ; Kortcha a voulu être indépendant, il l’a été », écrit par exemple le général Sarrail, qui dirige l’Armée d’Orient. Pour le Quai d’Orsay au contraire, priorité est donnée à l’alliance avec les Italiens, les Grecs et les Serbes et non à l’autonomie des Albanais.

Cherchant à rassurer leurs alliés, les autorités françaises vont peu à peu revenir sur l’autonomie de la région. Le colonel Descoins est muté et les chefs de la République de Korçë sont mis à l’écart. Themistokli Gërmenji est fusillé le 7 novembre 1917 à Thessalonique au terme d’un procès expéditif. Le 16 février 1918, le général Salle supprime l’autonomie, déjà réduite, de la République de Korçë et la région devient un territoire militaire français.

Après l’armistice signé le 11 novembre 1918 avec l’Allemagne, l’administration française tente de gérer au mieux les tensions entre nationalistes grecs et albanais, jusqu’à la signature d’un accord en 1920. Les Grecs renoncent à leur domination sur la ville et la région est officiellement rattachée à l’État albanais. Pour la première fois de l’histoire, les frontières du sud du pays sont officiellement reconnues. Le 1er mars 1920, les troupes françaises évacuent Korçë.

Bien qu’éphémère, la présence française aura profondément bouleversé la région, des réformes structurelles ont été mises en place, après la longue domination ottomane. Convaincue de sa « mission civilisatrice », l’armée française a ouvert de nombreux chantiers. Une administration est par exemple créée pour l’agriculture, afin d’organiser la production locale et d’assurer l’autosuffisance alimentaire de la population. Un franc albanais est frappé et des timbres-postes édités, aujourd’hui très recherchés. Des tribunaux laïcs et un hôpital sont aussi ouverts.

L’idéal républicain en héritage

Les Français mettent en place des écoles non confessionnelles en albanais. Le 25 octobre 1917, le lycée français de Korçë ouvre ses portes et devient très vite le meilleur établissement du pays. Durant tout l’entre-deux-guerres, c’est là que se forme l’élite intellectuelle albanaise. Véritable université nationale, le premier lycée public albanais forme deux générations d’intellectuels, qui ont « représenté jusqu’à 80 % des hauts fonctionnaires du pays », comme le rappelle Tomi Mihal, professeur d’histoire au nouveau lycée Raqi Qirinxhi.

Dans les premières années, les professeurs français qui y enseignent sont pétris de valeurs humanistes et républicaines. Après avoir proclamé la monarchie en 1928, le roi Zog Ier qui s’installe ensuite en Albanie demande aux autorités françaises « des sympathisants royalistes ou conservateurs ». Ce contrôle idéologique n’a pourtant pas empêché la pénétration des idées socialistes et communistes. Un certain Enver Hoxha y fut d’ailleurs élève puis enseignant.

En France, la République de Korçë permet une meilleure connaissance de la question albanaise. Les élites politiques et culturelles françaises, plutôt favorables aux revendications grecques ou serbes, vont réévaluer leur politique vis-à-vis de la cause albanaise, sans pour autant la soutenir ouvertement, pour ne pas froisser leurs alliés régionaux. Les fouilles de l’archéologue français Léon Rey, sur le site d’Apollonia, à partir de 1924 symbolisent ces nouveaux échanges culturels.

Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la France est restée favorablement perçue par les Albanais, qui la considère avant tout comme une puissance étrangère sans prétention sur son territoire. Pendant ses onze années de règne (1928-1939), Zog souligne régulièrement les « sympathies intellectuelles » entre Paris et Tirana. En Albanie, l’expérience singulière de la République autonome de Korçë a eu une influence majeure sur les développements politique contemporains. L’importation de l’idéal laïc républicain à la française a notamment influé les fondements de l’État albanais moderne. Mais cent ans plus tard, les traces visibles des liens entre la France et l’Albanie ont presque toutes disparu. Sauf peut-être à Korçë.

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