L’Albanie, la Turquie d’Erdogan et le retour de l’empire ottoman

La mosquée Namazgja, financée par la Turquie à Tirana @ LS
La mosquée Namazgja, financée par la Turquie à Tirana @ LS

Courrier des Balkans – 26.11.2016 – Article

Quel rôle la Turquie joue-t-elle en Albanie, où les réseaux de l’imam Fethullah Gülen auraient été particulièrement bien implantés ? Quel regard les élites politiques albanaises portent-elles sur le régime de Recep Tayyip Erdoğan ? L’analyse de Piro MIsha, spécialiste de l’identité albanaise et sévère critique du « néo-ottomanisme ». Entretien.

Le Courrier des Balkans (CdB) : Quelles relations la Turquie entretenait-elle avec le régime communiste albanais ?

Piro Misha (P.M.) : La Turquie était l’un des rares pays à avoir de bonnes relations avec le régime. Enver Hoxha a toujours parlé de la Turquie comme d’un « pays frère » même si ce jugement n’englobait pas l’élite politique turque. Cela renvoyait à l’héritage historique car la Turquie a toujours été un acteur important dans la région, mais aussi au fait que la Turquie essayait de contrebalancer l’influence grecque que l’Albanie percevait comme une menace.

CdB : Quelle a été la position de la Turquie lors de la transition albanaise ?

P.M. : On peut distinguer deux approches. La politique extérieure turque est d’abord fidèle aux principes d’Atatürk, avec une intervention très limitée. Par la suite, celle-ci s’est modifiée et les dirigeants turcs sont devenus de plus en plus actifs, pas seulement en Albanie mais dans tous les Balkans. Ils ont commencé à élaborer une politique étrangère spécifique et à chercher à créer une zone d’influence, en s’appuyant d’abord sur les pays à forte population musulmane, l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, le Kosovo, la Macédoine. Leur but était d’utiliser cette influence dans leurs rapports avec l’Union européenne (UE). L’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdoğan a été un tournant important avec la fin d’une politique typiquement kémaliste, qui supposait une rupture nette entre l’Empire ottoman et la nouvelle Turquie. Depuis, nous assistons à une réévaluation constante de l’héritage ottoman. Les autorités turques voient ainsi la religion comme un instrument politique d’influence.

“Nous assistons à une réévaluation constante de l’héritage ottoman.”

CdB : Quelles étaient les relations entre Sali Berisha, quand il était Premier ministre, de 2005 à 2013, et Recep Tayyip Erdoğan ?

P.M. : Les deux hommes ont été assez proches jusque vers la fin du mandat de Sali Berisha. Durant ces années, Recep Tayyip Erdoğan était sous pression constante de l’UE et il recherchait des options alternatives. Il apportait alors un soutien inconditionnel à Sali Berisha. Une rupture est intervenue lorsque l’Albanie, au dernier moment, a voté contre une résolution turque sur la Palestine à l’Onu, probablement sous pression des États-Unis. Recep Tayyip Erdoğan était furieux et Sali Berisha est devenu un ennemi du jour au lendemain. Afin de l’évincer, la Turquie a commencé à soutenir l’opposition.

CdB : Les relations entre les deux pays ont-elles été modifiées par l’arrivée au pouvoir d’Edi Rama, en 2013 ?

P.M. : Il y a une continuité de la politique étrangère turque. Edi Rama et Recep Tayyip Erdoğan sont assez proches et leurs relations sont bonnes. Il ne faut pas oublier que la Turquie est le troisième investisseur dans le pays et qu’elle a financé des projets très importants comme « l’Autoroute de la Nation » entre le Kosovo et l’Albanie. Toute personne qui travaille au développement économique de l’Albanie veut entretenir de bonnes relations avec la Turquie, surtout en ces temps de crise en Europe.

CdB : Quel soutien le gouvernement turc apporte-t-il à la Communauté islamique en Albanie ?

P.M. : Je pense que la Communauté islamique albanaise conteste ce soutien. Notamment parce que, même si elle ne l’admet pas, elle est financée par les gülenistes. Quand Recep Tayyip Erdoğan est venu lancer les travaux de la nouvelle grande mosquée de Tirana, il n’était pas accompagné par les représentants de cette communauté. C’est d’ailleurs fort gênant de voir un chef d’État étranger qui construit des mosquées partout dans le pays… Cela inquiète beaucoup d’Albanais, mais Recep Tayyip Erdoğan pense qu’il peut établir des relations diplomatiques basées sur la religion. Lors de cette visite, il était difficile de savoir si l’on avait affaire à un chef d’État ou à un chef religieux ! Après la visite officielle, il a organisé une cérémonie dans une autre mosquée avec une foule d’enfants, brandissant des drapeaux turcs, récitant des vers du Coran et criant « Erdoğan ! » Toutes les jeunes filles étaient voilées. Cela a beaucoup choqué les Albanais qui sont par tradition, ouverts et tolérants. Il faut noter que, mis à part les représentants de petits partis marginaux, aucun dirigeant albanais ne l’a accompagné.

CdB : Comme d’autres intellectuels albanais, vous vous êtes montré très critique vis-à-vis la politique étrangère turque. Qu’est-ce qui vous inquiète ?

P.M. : Cette nouvelle approche heurte des conceptions profondes en Albanie, où la société est basée sur une laïcité à la française, ce qui ne veut pas simplement dire une séparation de l’Église et de l’État, mais également de la sphère publique et de la sphère privée. De plus, les conceptions de majorité et de minorité n’existent pas chez nous. Les personnes présentées comme orthodoxes, musulmanes ou catholiques ne peuvent pas être considérées comme des minorités. Les principes de l’État albanais entrent donc en conflit avec la nouvelle approche turque.

CdB : Comment se manifeste-elle sur le terrain ?

P.M. : Depuis de nombreuses années, la Turquie n’est pas seulement active au niveau diplomatique, elle l’est aussi sur le terrain avec des écoles et des organisations présentes sur tout le territoire. Cela inquiète l’État albanais depuis un certain temps. Nous avions été choqués quand, dans un endroit reculé de Macédoine, 300 garçons habillés en costumes traditionnels turcs se sont fait circoncire entourés de drapeaux turcs. C’était mis en scène par des organisations turques, et il impossible de dire aujourd’hui si elles étaient proches de Gülen ou non, car à l’époque c’était tout simplement la Turquie ! Un certain nombre d’Albanais qui ont étudié en Turquie reviennent ici avec une vision toute nouvelle. Ils sont particulièrement agressifs, j’ai fait moi-même l’objet de leurs attaques. Les autorités turques essayent de faire de l’héritage ottoman un élément politique. C’est inquiétant car cela remet en question les bases de l’État albanais. Un autre aspect préoccupant est que la Turquie commence à financer directement certains partis politiques.

“L’objectif principal de l’Albanie est d’intégrer l’UE, aucun dirigeant politique ne pourrait annoncer que le pays suivra désormais la Turquie d’Erdoğan.”

Cdb : Les liens culturels contemporains entre les deux pays passent-ils essentiellement par la religion ?

P.M. : Non, la religion est en arrière-plan. La Turquie et l’Albanie ont d’abord des intérêts communs en terme de développement économique. Mais l’objectif principal de l’Albanie est d’intégrer l’UE, aucun dirigeant politique ne pourrait annoncer que le pays suivra désormais la Turquie d’Erdoğan, car les Albanais se veulent avant tout Européens, ce qui est même chez eux une sorte de religion. En réalité, la religion est secondaire, notre laïcité est plus importante. Si nous commencions à nous diviser comme le voudrait Recep Tayyip Erdoğan, ce serait une vraie catastrophe pour l’Albanie, un pays où cohabitent quatre cultes. Pour beaucoup, surtout dans les régions centrales du pays, il est difficile de s’identifier à une religion plutôt qu’à une autre.

CdB : La récente dérive autoritaire de Recep Tayyip Erdoğan et ses positions ambigües concernant l’État islamique inquiètent-elles la classe dirigeante albanaise ?

P.M. : Ces évolutions ont été très critiquées en Albanie. Même avec tous ses problèmes, l’Albanie a un fonctionnement démocratique et toute figure autoritaire est vivement dénoncée, notamment par les grands médias. Je pense que Recep Tayyip Erdoğan a même été trop critiqué, car ces médias ne prennent pas le temps d’analyser ce qui se passe en Turquie. D’après moi, les gülenistes ne sont pas irréprochables. Bien sûr, je ne les diabolise pas et je ne veux pas exagérer leur éventuelle responsabilité dans le coup d’État de cet été, mais eux comme Recep Tayyip Erdoğan ont tenté d’islamiser la société albanaise, ce qui est inacceptable. Nous ne voulons pas revenir au temps de l’Empire ottoman : regardez ce qu’il se passe au Kosovo où l’ambassade turque finance des projets agricoles à condition qu’ils y apposent le nom d’un sultan ! Ce sont des sujets importants car la question de l’Empire ottoman est très politique.

Cdb : Les positions très anti-turques d’Ismail Kadare sont donc partagées par une partie de l’élite albanaise ?

P.M. : La remise en question des principes du nouvel État albanais par l’ingérence turque rend furieux une grande partie des intellectuels. Surtout que les injonctions d’Ankara sont devenues de plus en plus agressives, avec des demandes de révision de l’histoire de l’Empire ottoman. Il est certain que cette période doit être révisée car elle a été interprétée à travers le filtre du nationalisme et les choses sont bien plus complexes, mais cela ne doit pas se faire sous pression de la Turquie. Une pétition signée par Ismail Kadare et une centaine d’intellectuels contre ces pressions a été adressée au ministère turc de l’Éducation.

“Il y a quelques années encore, au vrai, personne ne savait ce qu’était le mouvement de Fethullah Gülen.”

CdB : Les autorités turques ont récemment accusé l’Albanie d’être le centre du gülenisme dans la région. Quelle est la réalité du mouvement dans le pays ?

P.M. : Il est très difficile de se prononcer. Pendant longtemps, il n’y avait pour les Albanais qu’une intervention turque, sans que l’on fasse la distinction entre les pro et les anti-Gülen. Les écoles étaient avant tout des écoles turques. Cela ne fait que quelques jours qu’elles ont été obligées de retirer leurs drapeaux turcs. D’ailleurs, elles démentent appartenir à ce réseau. Beaucoup de rumeurs circulent, souvent sans fondement. Il y a quelques années encore, au vrai, personne ne savait ce qu’était le mouvement de Fethullah Gülen. Quand un politicien important a écrit que 20 % de la police était güleniste, ça a été un choc. Tout le monde sait qu’ils sont influents dans de nombreuses sphères, mais rien n’est prouvé. On sait qu’ils contrôlent en partie la Communauté islamique albanaise et ils sont également présents dans les écoles coraniques avec leur fondation Sema. Depuis la rupture avec Erdoğan, ils ont été modérés dans leurs messages.

CdB : Pourquoi les dirigeants albanais ne cèdent-ils pas aux demandes turques à leurs propos ?

P.M. : Aucun pays ne peut tolérer qu’une organisation n’agisse secrètement contre ses intérêts, mais nous sommes en Albanie et il faut que les dirigeants albanais jugent cela au regard de leurs intérêts nationaux et non en réponse aux pressions de la Turquie. Recep Tayyip Erdoğan est persuadé qu’il a la sympathie de la plupart des dirigeants albanais, ce dont je doute. Le réseau des écoles liées au mouvement güleniste implique un grand nombre de personnes, l’enseignement y est de qualité et beaucoup de parents paient des sommes considérables pour y envoyer leurs enfants. Nous devons effectuer une vérification sérieuse de ces accusations, c’est pour cela que la demande a été refusée. Il y a cependant une pression très forte de l’ambassade turque qui présente des listes de personnalités impliquées. C’est une situation très désagréable, mais les dirigeants albanais doivent d’abord suivre l’intérêt de leur pays.

L’entretien original ici (abonnés).

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