
Tribune de Genève – 26.11.2022 – Article
Le nombre de voyageurs explose dans le nord de l’Albanie. Une manne économique pour cette région longtemps isolée.
Avec leurs sommets menaçants et leurs forêts en pente raide, celles que l’on appelle les «montagnes maudites» semblent encercler les voyageurs. Parti à vélo depuis la Belgique, Maxime ne regrette pas d’avoir grimpé les impitoyables cols du nord de l’Albanie, avec son chien dans les bagages. «C’est une amie albanaise qui m’a dit de venir ici, et là je prends une claque, c’est juste fou!» s’enthousiasme cet ingénieur-voyageur de 29 ans. «En général, quand on regarde des photos avant un voyage, elles sont toujours retouchées, donc sur place, on est parfois un peu déçu. Mais ici, c’est juste incroyable.»
Sur les chemins de Theth, baignés par le soleil automnal, Maxime n’est pas le seul à s’émerveiller des paysages grandioses des Alpes albanaises. La saison touristique touche à sa fin, mais l’anglais résonne encore dans les «butjina», les gîtes, de la vallée. Et notamment dans celui d’Alvaro Dreni qui supervise ses travaux d’agrandissement.
«J’ai travaillé neuf ans aux États-Unis, et c’était bien pour faire de l’argent, mais mon esprit était ici», explique cet enfant du pays de 47 ans au sourire généreux. «Je pensais aux belles ressources de notre région, où mes ancêtres ont vécu, et je voulais revenir pour investir dans le tourisme. En quatre ans, je suis passé de 6 à 20 chambres, et la demande est en hausse constante.»
Manne
Il y a encore quelques années, seuls les randonneurs étrangers s’aventuraient dans ces montagnes difficiles d’accès. Avec ces reliefs redoutables, la région a servi de refuge aux familles catholiques albanaises qui refusaient de se convertir à l’islam sous les Ottomans, il y a 400 ans. Leurs siècles de vie en autarcie ont forgé la légende des Alpes albanaises, et ils ont aussi suscité la curiosité des visiteurs.
«Au début, les habitants ne comprenaient pas pourquoi les touristes venaient randonner ici», sourit ainsi Pavlin Polia. Cet ancien guide touristique de 41 ans a lui aussi transformé en gîte la maison familiale, située tout près de l’église de Theth. «Ils étaient encore imprégnés de la mentalité communiste, et ils leur demandaient, sceptiques: «Mais qui vous a payés pour venir marcher ici?» Et les touristes rigolaient: «Mais c’est nous qui avons payé pour randonner ici!»
Une époque déjà bien lointaine. Avec près de 6 millions de visiteurs, 2022 est une nouvelle année record pour le tourisme en Albanie. Le secteur pèse désormais plus de 20% du PIB local. Ce boom économique transforme le pays, et notamment la région de Theth.
Le «cœur des Alpes albanaises» est l’une des attractions des agences touristiques, et les cars de randonneurs se succèdent d’avril à octobre sur la route récemment goudronnée. La manne touristique permet d’améliorer un peu le quotidien des familles les plus pauvres. Loin du confort de la modernité, elles ont survécu aux durs hivers grâce à une petite agriculture de subsistance.
«Ce sont des conditions de vie primitives!» lance ainsi Perla, une fermière de 72 ans, élégamment coiffée, qui ne dispose d’un frigo que depuis cinq ans. «Je n’ai pas eu une vie facile, mais aujourd’hui, avec les touristes, je peux vendre mon vin et mon fromage aux gîtes.»
Patrimoine en danger
Alors que cinq familles seulement vivaient encore à Theth dans les années 90, elles sont aujourd’hui une trentaine à y résider toute l’année, même quand la neige coupe la région du reste du monde. La plupart agrandissent la demeure familiale pour répondre aux flux de visiteurs. Car depuis la pandémie, les Albanais se pressent eux aussi pour découvrir les cascades et les canyons de la vallée.
Mais dans un pays où le salaire moyen est de 550 euros par mois, séjourner à Theth n’est pas accessible à tous. «Pour nous les Albanais, c’est un peu difficile», admet Pal, 31 ans, venu avec sa femme depuis Tirana. «Il faut mettre beaucoup d’argent de côté pour venir, peut-être une fois dans l’année. Et pour certains Albanais, c’est même impossible.»
Tandis que les hôtels poussent comme des champignons, les maisons en vieilles pierres disparaissent des paysages de Theth et, avec elles, une partie de l’identité de la région. «Il faut que les habitants répondent à ce flux de touristes en leur offrant ce qu’ils possèdent d’unique, pas des choses que les visiteurs peuvent trouver partout ailleurs», s’inquiète Liridona Ura de l’ONG GO2 Albania.
«Les Alpes albanaises et le tourisme ne pourront être protégés que si l’on ne détruit pas le territoire et que l’on préserve son authenticité.» Dans un pays où l’État de droit reste faible, pas sûr que les autorités parviendront à sauver à temps ce patrimoine albanais. Alors qu’elles prédisaient une capacité d’accueil de 1500 lits d’ici à 2030, la barre des 2000 lits a déjà été atteinte cette année à Theth.
Le reportage sur le site de la Tribune de Genève.