
Libération – 25.06.2022 – Article
Le gouvernement de Tirana s’est engagé à protéger l’ensemble du bassin versant du fleuve, notamment contre les projets de centrales hydroélectriques. Mais les intérêts économiques et touristiques font douter de l’aboutissement du projet.
Leurs eaux limpides dévalent des canyons époustouflants avant d’enlacer d’immenses plaines de galets, au-dessus desquels planent les derniers vautours d’Albanie. Libres de leurs mouvements, les rivières de la vallée de la Vjosa sculptent des paysages largement disparus en Europe. Pourtant, à l’instar de ses consœurs du continent, la Vjosa aurait pu, elle aussi, voir son lit corseté par une industrie hydroélectrique toujours avide de profits, et ses eaux croupir derrière un mur de ciment. D’hypothétiques obstacles aujourd’hui levés, si l’on en croit Edi Rama, le Premier ministre albanais amateur de métaphores. «La Vjosa est le dernier fleuve sauvage d’Europe et elle ne sera pas domptée par le cirque du système énergétique, assurait-il, mi-juin, lors de la présentation du projet de parc national de la Vjosa à l’opéra de Tirana. Toutes les autres rivières du continent ont été domestiquées comme des animaux de cirque afin de produire de l’énergie, mais la Vjosa produira d’une façon différente.»
En signant un protocole d’accord avec la marque de vêtements de sport américaine Patagonia, les autorités albanaises se sont engagées à bannir les activités économiques qui pourraient nuire à la Vjosa et ses affluents. Dans le viseur : les projets de centrales hydroélectriques. L’hydroélectricité fournit la quasi-totalité de l’électricité de l’Albanie, et cette dépendance est de plus en plus mise à mal par la baisse des précipitations.
Biodiversité exceptionnelle
Aucune date n’a été annoncée quant à la proclamation officielle du parc, mais cette étape est déjà une victoire pour les écologistes et les habitants de la vallée qui s’opposent depuis des années aux multiples projets de barrages. Manifestations, pétitions, poursuites judiciaires, les défenseurs de la Vjosa ont multiplié les moyens d’action pour sauver ce fleuve qui prend sa source dans les massifs du nord de la Grèce et se jette dans l’Adriatique, 270 km plus loin. «Cet accord marque le moment où, nous, les ONG, nous passons de la confrontation, à la coopération avec le gouvernement, explique Ulrich Eichelmann, directeur de l’ONG Riverwatch. Nous poussons maintenant tous vers quelque chose qui n’a jamais été réalisé ailleurs en Europe : le concept de “parc de la rivière sauvage”.»
Avec ce concept inédit, les écologistes et Patagonia voient grand. Plutôt que de protéger une simple partie du fleuve comme cela peut être le cas ailleurs, c’est à l’ensemble du bassin-versant de la Vjosa, soit plus de 300 km de rivières, qu’ils veulent voir attribuer le statut de parc national, selon la catégorie II de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Un label qui serait à même de préserver une dynamique fluviale et une biodiversité exceptionnelles, mais aussi d’améliorer le quotidien des habitants de la vallée. «Nous voulons faire quelque chose d’unique qui sert aux Albanais autant qu’à l’Europe, s’enthousiasme Besjana Guri, de l’ONG EcoAlbania. Un parc aux standards internationaux et avec un modèle de développement responsable pour préserver l’état naturel des rivières, mais aussi pour donner des opportunités aux habitants, notamment à travers l’écotourisme.» Le projet prévoit l’ouverture de centres d’accueil, la formation de gardes forestiers ainsi que la mise en place de programmes scientifiques et éducatifs.
Si les projets de parc national rencontrent souvent l’opposition des communautés locales, ce n’est pas le cas dans la vallée de la Vjosa. Cette région paysanne à forte tradition pastorale a souffert de la transition économique et la jeunesse a émigré massivement vers les pays voisins. Dans ces villages entourés par le maquis, les rivières structurent le quotidien. «Nos vies dépendent de la rivière. Il ne faut pas construire la cascade de centrales hydroélectriques sur notre Shushica, où est-ce qu’on ira après ? se demande ainsi Evgjeni, 59 ans qui tient le café du village de Brataj, situé à quelques pas d’un pont vénitien qui enjambe la Shushica, le principal affluent de la Vjosa. Depuis que la route a été construite l’an dernier, les touristes viennent. Un parc national, ça ramènera de la vie.»
«Zoo et solutions»
Avec sa multitude d’habitats, le bassin-versant de la Vjosa s’apparente à un extraordinaire laboratoire du vivant pour les scientifiques. Un trésor que veulent préserver les ONG et la marque Patagonia, désormais engagée avec les autorités albanaises. «Pour nous, ce qui est passionnant, c’est de protéger cet écosystème fluvial, mais aussi de créer un modèle pour d’autres protections de zones naturelles, affirme son PDG Ryan Gellert qui se défend de tout «greenwashing» en demandant à juger sur pièce les actions de l’entreprise en faveur de la planète. En étant un peu ambitieux, j’espère que cela pourra servir d’inspiration en Europe occidentale, autour de la restauration des rivières.» Sans donner de montants, les promoteurs du parc assurent que des banques européennes ou allemandes seraient prêtes à financer ce parc inédit.
Mais l’ambition n’est-elle pas démesurée ? Pollutions, gravières, déforestation, etc. : de nombreux obstacles se dressent déjà devant le futur groupe de travail, composé d’experts locaux et internationaux, qui sera chargé d’établir les contours du futur parc. Surtout que Mirela Kumbaro Furxhi, la ministre albanaise du Tourisme et de l’Environnement prévient : «On ne peut pas tout figer dans le congélateur en déclarant simplement la région parc national. Notre logique de protection de la nature n’est pas de faire de l’Albanie un zoo : les habitants ont besoin de solutions.»
Alors que le tourisme explose en Albanie et que la côte sauvage fait les frais des appétits immobiliers, certains s’inquiètent de l’impact de projets industriels autour de la Vjosa. La multinationale Shell a signé un contrat en 2018 pour l’exploration pétrolière dans la région, et le gouvernement a annoncé vouloir construire un aéroport international au sein même du delta de la Vjosa, où nichent pélicans et flamants roses. Malgré le bras de fer qui s’annonce, les écologistes veulent rester positifs. «Le plus dur commence aujourd’hui et cela prendra du temps, admet Ulrich Eichelmann. Mais alors que nous devons faire face aux problèmes de réchauffement climatique, de perte de biodiversité, de crise de l’eau, l’Albanie, un petit pays relativement pauvre, envoie un message international avec ce concept de “parc national de la rivière sauvage” : nous devons penser plus grand en matière de protection de la nature.»
Le reportage sur le site de Libération.