En Bosnie-Herzégovine, la menace des divisions ethniques plane toujours sur l’école

Cours de sport devant l’école de Nova Kasavba @ MG

Libération – 11.06.2022 – Article

Près de vingt-sept ans après la fin de la guerre de Bosnie, les partis nationalistes continuent d’instrumentaliser les cursus et les enseignements dans un Etat miné par les discours communautaristes.

La cloche sonne près d’un virage que prennent des camions fonçant vers la frontière serbe, toute proche. D’un coup, le village assoupi de Nova Kasaba résonne de cris et de rires. Une vague d’enfants sort d’une maison ordinaire, et les frappes de volley s’enchaînent sur le petit terrain de jeu, collé à une mosquée au minaret en pierre et entouré d’un jardin fleuri. «Le centre éducatif de Nova Kasaba accueille 127 élèves qui essayent de défendre la langue bosniaque, explique d’un ton monocorde Vahida Omeragic, la coordinatrice de cette école qui n’a d’école que le nom. Depuis 2014, ces petits combattants courageux luttent pour leur avenir.»

Dans cette vallée de Bosnie orientale, l’accès à l’éducation prend l’allure d’un combat. Car les deux petites maisons où apprennent les élèves de Nova Kasaba sont uniques dans cette région majoritairement peuplée de Bosno-Serbes et où flotte, partout, le drapeau de la Republika Srpska (RS) : les huit classes du centre éducatif n’accueillent que des élèves bosniaques. «Quand ils étaient scolarisés dans les écoles de la RS, la plupart de nos élèves ont rencontré des problèmes avec l’enseignement de la langue et de l’histoire-géographie, raconte Hasan Huseinovic, un jeune professeur d’anglais de 28 ans qui habite à 5 km de l’école. Beaucoup ont subi des discriminations, et ils n’avaient pas droit à la même éducation que les élèves de Sarajevo, Tuzla, ou d’autres villes de la fédération.»

Assimilation forcée

Conséquence des accords de Dayton qui ont mis fin à la guerre en décembre 1995, le complexe système éducatif bosnien est divisé de manière territoriale et communautaire. L’histoire et la langue commune ont disparu au profit de visions «monoethniques» de l’éducation. Un «système discriminatoire au service des divisions ethniques», comme le décrit la Commission européenne, évoquant le racisme et l’intolérance, qui n’a fait que se renforcer, malgré des contestations ponctuelles.

Si au sein de la fédération de Bosnie, Bosniaques musulmans et Croates catholiques apprennent souvent leurs histoires «nationales» respectives sous le même toit, dans l’entité serbe du pays, l’enseignement de l’histoire et la culture serbe s’imposent à toutes les minorités. Des cours qui passent sous silence de nombreux épisodes de l’histoire récente, et notamment les pires atrocités du nettoyage ethnique perpétré par les partisans de la grande Serbie, soutenus par Milosevic.

Cette situation d’assimilation forcée était vécue comme une injure par de nombreux parents de la commune de Konjevic Polje, qui sont revenus vivre sur leurs terres dans les années 2000, après en avoir été chassés pendant la guerre. Leurs manifestations à Sarajevo ont permis de sortir leurs enfants des classes de la RS. Depuis 2014, l’école de Nova Kasaba suit le programme du canton de Sarajevo grâce à des enseignants venus de la capitale. Mais la victoire est amère, tant les souffrances du passé pèsent sur le quotidien.

Il y a trente ans, les Bosniaques des collines environnantes ont longtemps défendu leurs villages, avant de déposer les armes et de se retrouver coincés dans l’enclave de Srebrenica. Sur le terrain de foot situé à quelques pas de l’école, des centaines d’entre eux avaient été regroupés par les forces serbes en juillet 1995, avant de finir dans les fosses communes. Un «génocide», selon la justice internationale, qui a été retiré des manuels scolaires de la RS en 2017, suite à la décision de l’ultranationaliste Milorad Dodik, alors président de l’entité serbe.

«Plus de 8 000 personnes tuées en quelques jours»

«En histoire, on leur explique que la Republika Srpska a été agressée, s’indigne Amel Mumirovic, un producteur de lait à la chemise impeccable, également représentant des parents d’élèves de l’école. Mais nous, on sait bien comment la RS a été créée… A partir du 11 juillet 1995, plus de 8 000 personnes ont été tuées en quelques jours, mais d’après eux, ce ne serait pas pertinent de parler de meurtre systématique ? A l’époque, ils n’ont laissé aucune mosquée, ils ont tout détruit et expulsé tout le monde… Et mes enfants devraient apprendre comment la Republika Srpska a été agressée ?»

Ces mémoires à vif fracturent toujours la Bosnie-Herzégovine de 2022. Presque vingt-sept ans après la fin de la guerre, les principaux partis qui dirigent le pays continuent d’utiliser l’éducation et les rancœurs du passé afin d’entretenir le sentiment communautaire. Pas plus inclusives que leurs homologues serbes ou croates, les écoles bosniaques ne prêchent pas non plus la réconciliation. «L’éducation est aux mains des partis nationalistes, tant dans les contenus enseignés que dans le recrutement du personnel, résume Aline Cateux, anthropologue et spécialiste du pays. Le cursus d’histoire est un instrument privilégié pour inculquer les mémoires récentes, notamment celles de la dernière guerre. Des mémoires qui se font concurrence.» Une instrumentalisation qui met à mal la stabilité de la Bosnie-Herzégovine. Et son unité qui ne cesse d’être remise en cause par les nationalistes serbes et croates.

Le reportage sur le site de Libération.

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