
Libération – 30.01.2022 – Article
Dans une région à l’économie sinistrée, les projets sécessionnistes des dirigeants ultranationalistes de la République serbe de Bosnie inquiètent les Bosniaques revenus sur leurs terres après le génocide de 1995.
Il avait arrêté le tabac depuis deux ans et demi. Mais les tourments sont revenus avec ces nouveaux discours de séparation à l’allure de déjà-vu. Comme si sa chère Bosnie était prise dans un nouvel engrenage absurde et mortifère. Alors Muhizin Omerovic, dit «Djile», s’est remis à fumer. Trente ans tout juste après l’effroyable guerre au cours de laquelle la région de Srebrenica s’est couverte de charniers. Posté près des ruines d’un ancien restaurant qui surplombe le centre-ville désert, ce rescapé du génocide de 47 ans enchaîne les cigarettes. «Avec mes collègues serbes de la mairie, on a commencé à chuchoter pour parler des tensions actuelles et ça, c’est dangereux : c’est la même atmosphère qu’en 1992, assure cet ancien réfugié en Suisse, les yeux cernés. La situation est tellement mauvaise que ça peut évoluer dans n’importe quel sens. Eux comme moi, on a tous peur d’une nouvelle guerre.»
Dans les rues verglacées de Srebrenica, comme un peu partout sur les collines de la région, les bâtiments en ruines rappellent les traumatismes d’un passé qui semble étouffer le présent. Si les mosquées ont été reconstruites, ni les immeubles rénovés ni le lamentable monument pour la paix inauguré par le maire serbe ne sont arrivés à panser les plaies de la ville martyre. Le nom de Srebrenica reste associé à la plus importante tuerie de masse survenue sur le sol européen depuis la seconde guerre mondiale : 8 000 hommes et adolescents musulmans, assassinés en juillet 1995 par les forces serbes du «boucher des Balkans», le général Ratko Mladic.
Aujourd’hui, Djile frissonne quand il fait face au silence glacial qui monte de la vallée. Peut-être plus qu’ailleurs en Bosnie, les rires des enfants se font rares à Srebrenica. Les habitants quittent la région et ses fantômes, et vont chercher ailleurs un avenir meilleur. L’année dernière, 170 000 personnes ont quitté la Bosnie. Un exode qui n’épargne pas la municipalité dont la population est passée de 35 000 habitants en 1991 à moins de 10 000 aujourd’hui. «Avant la guerre, la ville a connu une vraie prospérité. Aujourd’hui, ça me fait peur quand je vois qu’il n’y a personne qui marche dans les rues, lâche-t-il dépité. La ville est comme morte. C’est comme Tchernobyl, comme si des loups tchernobyliens pouvaient surgir à tout moment. C’est affreux.»
En juillet 1995, alors que les casques bleus de l’ONU et la communauté internationale laissent la zone protégée de Srebrenica tomber aux mains de l’armée des Serbes de Bosnie, Djile fait partie de la colonne de milliers d’hommes qui s’enfuient dans les forêts pour échapper au massacre. Ils tentent de rejoindre Tuzla et la zone bosniaque, à 100 km de Srebrenica. Alors âgé de 21 ans, Djile, pourchassé par les chiens des soldats serbes, passera deux mois à survivre dans des bois en partie minés et frappés par l’artillerie.
Parades et chants nationalistes
Les cauchemars qui l’ont hanté pendant des années, ce grand barbu au regard juvénile a voulu les affronter en décidant de revenir sur sa terre natale. En 2005, il fait partie des premiers réfugiés bosniaques à reconstruire la maison familiale, celle où son père a été tué en mars 1993. Malgré l’hostilité affichée de beaucoup de ses voisins serbes et les discriminations quotidiennes que subissent ses enfants dans les écoles, Djile ne ménage pas ses efforts pour raviver une coexistence locale que beaucoup pensaient anéantie à jamais. Mais son travail pour la mairie et l’organisation des Marches pour la paix n’auront pas suffi.
La sécession enclenchée mi-décembre par les dirigeants serbes de Bosnie a douché ses espoirs. Les bruits de bottes entendus le 9 janvier lors de la célébration des 30 ans de la République serbe de Bosnie (RS) résonnent encore dans sa tête, comme un signal d’alarme. «Pendant la parade des Serbes à Banja Luka, même la police a chanté des chants nationalistes, se désole-t-il. Je ne peux pas avoir confiance dans la police de la RS pour qu’elle me protège. Pour moi, cette situation est très difficile. Psychiquement, c’est insupportable.»
Dès le lendemain du défilé, Djile a emmené sa femme et leurs enfants chez sa mère, en Fédération croato-musulmane, l’autre entité de Bosnie-Herzégovine. Il vit aujourd’hui seul dans son village de Pobudje, perché sur des collines boisées, à 30 km de Srebrenica. «Certains amis de Sarajevo se moquent de moi mais, eux, ils ne sont pas dans la même situation. Pour moi qui suis Bosniaque, il n’y a pas de sécurité en RS. Les dirigeants serbes de Banja Luka ne respectent pas les décisions de la Cour constitutionnelle, et ils sont en train de quitter toutes les institutions qui sont importantes pour le pays, comme l’armée ou la justice. En fait, ils sont en train de se séparer de l’Etat fédéral ! Je ne peux pas vivre ici avec ma famille dans ces conditions.»
La «fête nationale» orchestrée par l’ultranationaliste serbe Milorad Dodik a été marquée par la célébration des criminels de guerre et des actes antimusulmans en plusieurs endroits de Bosnie orientale, ainsi qu’en Serbie voisine. L’ONU a mis en garde quelques jours plus tard contre la montée de ces discours haineux.
A Srebrenica cependant, aucun incident n’a émaillé cette journée du 9 janvier. Ni les suivantes. Malgré les récupérations politiciennes des souffrances du passé, les impératifs du quotidien ont pris lentement le pas sur les rancœurs. La cohabitation s’est reconstruite, année après année, chacun étant forcé de s’habituer à nouveau à son voisin. Contrairement à d’autres villes de Bosnie comme Sarajevo et surtout Mostar, Srebrenica ne connaît pas de séparations ethniques. Au supermarché, dans les usines ou dans les cafés enfumés de la ville, Serbes et Bosniaques se croisent, se parlent et travaillent ensemble. Tout en évitant les sujets qui fâchent.
Pied de nez
Devant leur maison aux étages sans fenêtre située sur la route principale, Radenko et sa mère ne font aucune différence entre les propriétaires des voitures qu’ils lavent pour quelques pièces. Les histoires de tensions communautaires font rire jaune ce célibataire de 35 ans au visage rougi par le froid. «Il n’y a pas longtemps, j’ai passé la frontière croato-bosniaque avec un ami serbe et un ami bosniaque, raconte-t-il en rangeant son Kärcher pour voiture. Quand le policier a regardé nos passeports, il nous a dit : “Des Serbes et un Bosniaque de Srebrenica qui voyagent ensemble ? Ce n’est pas possible, je pensais que vous n’arrêtiez pas de vous battre.” Mais, non ! Evidemment qu’on vit ensemble. On se fréquente, c’est normal.»
Comme un pied de nez aux partis ethnonationalistes qui veulent garder la main sur «leur peuple», plusieurs mariages mixtes ont été célébrés ces dernières années dans la région. Il y a quatre ans, Hariz, bosniaque, et sa femme, Radomirka, serbe, ont repris l’un des rares cafés-restaurants du centre, à quelques pas de la mairie. Les jeunes parents au sourire facile essayent de se montrer optimistes pour l’avenir, mais ils savent que la ligne de crête n’est pas facile à tenir. Chaque jour, les tabloïds font leurs gros titres avec la possibilité d’un retour du conflit. En secret, tout le monde s’interroge sur ce qui pourrait arriver en cas d’incident. Comment réagiront les employés de l’administration qui ont obtenu leur travail grâce aux partis nationalistes ? Et ce voisin au passé trouble ?
«La situation de la ville n’est vraiment pas bonne, mais je ne dirai pas non plus qu’elle est catastrophique, veut croire le jeune barman en sirotant un café. Ça fait des années qu’on nous parle d’un retour de la guerre, mais on en a déjà connu une qui a été catastrophique pour tout le monde. En fait, on n’a que deux alternatives : soit devenir une Suisse des Balkans soit refaire la guerre.»
Une dernière option que Dragan balaie d’un revers de main, avec une moue agacée. Cet ouvrier d’une cinquantaine d’années sort du monastère orthodoxe et descend l’escalier en ciment qui serpente près de la mosquée du centre. Comme beaucoup de Bosniens, il n’écoute plus que d’une oreille distraite les empoignades de la classe politique qui confisque le pouvoir depuis vingt-six ans. «Cette sécession, ce n’est que de la gesticulation, assure ce père de quatre enfants. Les gens en ont assez de ces discours qui veulent nous diviser entre Serbes et Bosniaques : l’époque n’est pas la même qu’il y a trente ans. Aujourd’hui, les gens veulent vivre ensemble.» Lourdement endettée et figée dans un inquiétant marasme économique, la RS de Milorad Dodik semble s’enfoncer dans le clientélisme et la misère. Comme Dragan, ils sont nombreux à devoir multiplier les petits boulots pour faire face à l’envolée des prix et échapper à la pauvreté.
«Crime contre les deux communautés»
En sortie de Srebrenica, la route est bordée par les milliers de stèles blanches du mémorial de Potocari. Pour la deuxième fois de sa vie, Rahima est descendue de son village pour s’y recueillir dans les allées enneigées. Cette Bosniaque de 84 ans aux yeux clairs a perdu ses frères et des cousins dans le massacre. Une mémoire toujours à vif en RS. «Autour de nous, il y a plusieurs villages serbes, et on se salue tous les jours. Mais personne n’a jamais parlé de ce qui s’est passé», explique-t-elle d’une voix brisée.
Élu en 2016, le jeune maire serbe de Srebrenica réfute la qualification de «génocide» employée par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie à propos du massacre de juillet 1995, préférant parler de «crimes commis contre les deux communautés». Une lecture de l’histoire chère à son mentor, Milorad Dodik, que partagent en silence beaucoup de Serbes. Et qui alimente les craintes d’une reprise du conflit. «Nous n’avons pas correctement fait face à notre passé. Beaucoup de gens ne croient pas à mon histoire : que j’ai survécu au génocide et que j’ai dû me cacher deux mois dans la forêt, déplore Djile, qui est devenu soldat à 17 ans pour défendre son village en 1992. La plupart des gens ne veulent pas d’une nouvelle guerre, mais il suffit de 20% de fous pour que le reste de la population soit obligé de les suivre. A cause des émotions et de la propagande. Tout le monde le sait ici, et on en souffre tous.»