A Mostar, le rock adoucit les heurts

Libération – 31.12.2021 – Article

Dans la ville devenue emblématique des divisions et tensions ethniques qui gangrènent la Bosnie-Herzégovine, une école de musique rassemble les jeunes de tous horizons. Et bat en brèche le discours des politiciens.

«Quand je suis entrée ici pour la première fois, j’ai tout de suite eu le sentiment d’avoir enfin trouvé ma place. Je me suis vraiment sentie comme chez moi, parce que l’école fonctionne plus comme une grande famille qu’autre chose.» Cheveux en bataille et chaîne punk autour du cou, Sara Mihaela sourit quand elle se rappelle sa découverte de la Mostar Rock School il y a quatre ans. Le 179 de la rue du Maréchal Tito est rapidement devenu la deuxième adresse de cette jeune rockeuse aux yeux bleu clair.

«Ici, il n’y a pas de division, résume-t-elle de sa voix grave en sortant d’une répétition pour le concert de fin d’année. On est tous pareils et on vient ici pour les mêmes raisons : parce qu’on aime tous écouter et jouer de la musique. C’est grâce à la musique qu’on apprend à s’ouvrir à de nouvelles personnes.» Originaire d’une petite ville située près de la frontière croate, Sara fait ses gammes à l’école de musique et enchaîne les scènes, parfois seule avec sa guitare folk, parfois au micro d’un groupe de rock alternatif. En attendant de jouer un jour au festival Exit, en Serbie, l’un de ses rêves, elle profite d’une liberté qui reste rare à Mostar.

Dévastée par la guerre civile et le nettoyage ethnique dans les années 90, la municipalité du sud de la Bosnie-Herzégovine est devenue pour beaucoup l’archétype de la ville coupée en deux en ex-Yougoslavie. D’un côté et de l’autre de la rivière Neretva, les communautés croate et bosniaque vivent séparées, chacune avec ses lieux de culte… et chacune avec ses propres institutions : hôpitaux, postes, universités… La reconstruction du célèbre pont ottoman et l’augmentation de la manne touristique n’ont pas permis de chasser complètement les fantômes de la guerre ni de mettre fin à la schizophrénie ambiante : la réconciliation annoncée par la communauté internationale n’a pas eu lieu. Il faut dire qu’elle n’a jamais été au programme des partis ethno-nationalistes qui misent plutôt sur les rancœurs pour garder la main sur cette ville de 100 000 habitants.

«Eclectisme»

Des divisions que certains aimeraient encore renforcer, vingt-six ans après la signature des accords de Dayton qui ont mis fin à la guerre en Bosnie-Herzégovine. Les provocations des Bosno-Serbes comme des Bosno-Croates rythment l’actualité locale, et le fragile Etat bosnien semble au bord de l’implosion. Mais ces discours qui font l’apologie du repli communautaire ne trouvent aucun écho du côté de la Rock School. «Ce que je lis des actualités politiques ne correspond pas à ce que je vois autour de moi, se désole Nezir, un jeune chanteur et guitariste aux cheveux longs qui apprécie surtout l’éclectisme musical de l’école. Ici, comme au boulot, je travaille tous les jours avec des personnes d’horizons différents. Les discours politiques me paraissent vraiment absurdes : ils ne reflètent assurément pas le monde dans lequel je vis.»

Alors qu’une partie de la classe politique continue de vouloir enfermer les gens dans des cases en fonction de leur ethnie, la Mostar Rock School déroule un tout autre programme, tourné vers l’ouverture à l’autre et l’émancipation de tous. Pour suivre les cours, peu importe l’âge, le genre ou la nationalité de chacun, seule la musique compte. Venus de Mostar-Ouest comme de Mostar-Est, les 200 étudiants se découvrent à l’occasion de session bands qui font la part belle aux sonorités blues-rock. «On forme des groupes de cinq personnes qui changent tous les quarante jours, après un concert, explique Semin Merzic, 28 ans, prof de guitare et animateur de ces cours collectifs à l’allure de jam-sessions. Quand vous jouez avec cinq nouvelles personnes tous les quarante jours, vous êtes obligé de vous adapter. Parfois, un conflit survient quand il y a deux leaders dans le groupe, alors ils apprennent à composer avec. Ce programme leur apporte vraiment beaucoup.»

Ce vendredi soir, le studio B de l’école résonne d’un riff caverneux. La session de quarante jours touche à sa fin et la date du concert approche pour les cinq étudiants âgés de 17 à 30 ans. Nezir est passé au chant pour le morceau d’étude : When My Train Pulls in du Texan Gary Clark. Basse en main au milieu du studio, Semin surveille le tempo et monte le son des guitares pour les solos. Le jeune homme au regard bienveillant a lui-même été l’un des premiers apprentis guitaristes de la rock skola, avant d’intégrer l’équipe pédagogique quelques années plus tard.

80 personnes sur liste d’attente

Alors que pour certains Mostariens, il reste encore difficile de traverser l’ancienne ligne de front et de se rendre «chez l’autre», le jeune prof a vu la magie du rock opérer. «Certains étudiants ont été un peu surpris en découvrant notre fonctionnement, raconte Semin. Mais ils ne sont pas exclamés : “Waouh, c’est génial !” Non, ils se sont juste dit : “Mais pourquoi les gens parlent-ils tout le temps de ces divisions ? En fait, tout va bien.” Les jeunes n’ont pas autant de préjugés que leurs aînés, ils raisonnent de manière complètement différente. Ils savent qu’il y a eu cette guerre, mais aussi qu’elle est finie depuis trente ans.»

Au fil des années, l’atmosphère cool de la Rock School a attiré toujours plus de musiciens en herbe. Soutenue par l’ONG hollandaise Musiciens sans frontières et des ambassades scandinaves, l’école compte aujourd’hui plus de 200 élèves et il faut même plancher sur une lettre de motivation pour pouvoir y apprendre un instrument : 80 personnes sont sur la liste d’attente.

Ce succès, unique en son genre à Mostar, doit beaucoup à la personnalité du «gourou», comme certains de la MRS le surnomment en rigolant. Moustache de biker et cheveux attachés, Orhan Maslo s’est toujours battu contre les divisions de sa ville, avec la musique comme seul étendard. Ce rockeur de 2 mètres de haut a tourné pendant six ans avec le groupe Dubioza Kolektiv (une sorte d’Asian Dub Foundation bosnien très populaire dans les Balkans) avant de poser ses percussions et de fonder l’école au début des années 2010. «Certains ont voulu faire croire qu’il était impossible que les jeunes puissent se retrouver ensemble, regrette-t-il en se roulant une cigarette. Surtout les jeunes que les politiciens considèrent comme “leur peuple”. On leur dit : “Avec ce nom de famille, tu appartiens à tel peuple parce que c’est ce qui a été décidé dans les années 90.” Mais personne ne s’intéresse à ce que ces jeunes sont individuellement.»

Orphelin, Orhan s’est forgé son identité grâce à la musique. Lorsque sa ville a plongé dans l’enfer en 1992, il a assisté, adolescent, à l’agonie sanglante de la fraternité slave à la mode titiste. La montée des passions communautaires qui ont réduit à néant le Mostar cosmopolite de son enfance lui est restée incompréhensible. «Précisément parce que je n’ai pas grandi dans un contexte familial et que c’est la rue qui m’a élevé, ces questions d’ethnies m’ont complètement échappé, sourit-il avec un verre de vlahovac à la main, une liqueur aux herbes. Mes priorités étaient de savoir comment j’allais survivre, comment j’allais manger, mais aussi nourrir mon esprit. Et déjà à l’époque, j’avais envie de transmettre aux autres le peu de choses que je connaissais en musique. J’ai toujours été plus intéressé par ce qui rassemble que par ce qui divise. C’est comme ça qu’ensuite, je suis allé chercher des jeunes de Mostar-Ouest pour qu’ils jouent de la musique de l’autre côté.»

Dans le chaos du Mostar d’après-guerre où les bandes de hooligans font la loi, Orhan ouvre l’un des premiers lieux multiculturels situés sur l’ancienne ligne de front. Il pose ainsi une première pierre du pont musical que franchissent aujourd’hui sans état d’âme les amateurs de rock des deux rives, dans une ambiance bien plus festive. Ainsi, ce samedi soir, la salle de concerts enfumée du centre culturel OKC Abrasevic est en pleine effervescence, et la piva, la bière, comme le dzin tonik coulent à flots. Jeunes et moins jeunes, tous reprennent en chœur les refrains d’Azra, l’un des groupes phares de la nouvelle vague des années 80. Les hymnes contestataires de la scène rock yougoslave restent la bande-son de nombreux bars de la région, de Zagreb à Belgrade, en passant bien sûr par Sarajevo.

Alors que la société bosnienne est toujours figée dans un interminable après-guerre, l’esprit rock serait-il un antidote pour se préserver des tensions politiques ? «Notre école, c’est un microcosme, reconnaît Orhan, attablé au café de l’école. On a travaillé avec 1 200 personnes, mais 3 millions de personnes vivent en Bosnie-Herzégovine. Cependant, je pense qu’il y a aussi beaucoup de gens qui ont vécu les années 90 et qui savent qu’ils vivent mieux quand ils travaillent et dépendent les uns des autres. Donc je pense que les discours de séparation devraient être ignorés. Il faut juste qu’on aille de l’avant et qu’on travaille ensemble. On peut tous apprendre de la musique.»

Lire le reportage sur le site de Libération.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s