
Libération – 25.04.2021 – Article
Alors que les tours sortent de terre toujours plus nombreuses dans le centre-ville de la capitale, de nombreux Albanais observent ces transformations avec inquiétude et s’interrogent sur la place du crime organisé dans ces chantiers.
Beaucoup ne les remarquent même plus. Cachées derrière leur mur, ou déjà oubliées à l’ombre de nouveaux immeubles, les villas du Vieux Tirana disparaissent les unes après les autres. Architecte, Doriana Musaj mène une course contre la montre pour écrire leur histoire. «Ici, avant, il y avait deux villas, raconte la jeune femme, émue, en désignant une palissade de chantier, non loin du nouveau marché. L’une d’elles était considérée comme un monument de première importance : sous protection absolue de l’Etat ! Elles ont été détruites au printemps 2020. Sans aucune annonce et en pleine nuit…»
Avec leurs toitures en tuiles et leurs façades colorées, ces demeures de notables sont les témoins du début du XXe siècle. Une période charnière pour Tirana qui s’impose alors comme la capitale d’un Etat albanais naissant, émancipé de l’Empire ottoman et tourné vers l’Europe.
Les vestiges de cette époque, même protégés, ne semblent pas être la priorité des autorités. Faute d’entretien et de soutien financier de la part des institutions, ces élégantes villas tombent en ruine. Leurs propriétaires, souvent à court d’argent, résistent difficilement à la pression des promoteurs. «Pourquoi certaines villas ont-elles été déclarées monument culturel en 2015 et rasées quelques années après ? s’interroge Doriana Musaj, qui tente de cartographier le patrimoine de la capitale, en analysant des décisions administratives souvent contradictoires. Il y a un manque total de transparence ! Les autorités n’annoncent jamais quand une villa va être démolie.»
Au centre de l’exode urbain que connaît l’Albanie depuis 1991 et la chute de la dictature stalinienne, Tirana accélère sa mutation. Rien qu’entre 2017 et 2019, plus de 1 000 permis de construire ont été délivrés par la municipalité pour des immeubles d’au moins six étages, soit une superficie de près de 3 millions de m². Partout dans Tirana, le son des bulldozers et des excavatrices s’est imposé comme le bruit de fond de l’année 2021. Chaque quartier voit sortir de terre de nouveaux complexes résidentiels.
Les grues ont envahi le centre de la capitale
Le béton coule aussi à flots autour de la place centrale et ses monuments, symboles de la capitale. «En 2013, j’ai voté Edi Rama [l’actuel Premier ministre socialiste, ndlr] notamment pour sa promesse de réaffirmer l’identité de la ville, mais regardez tous les gratte-ciel qu’ils construisent ! s’indigne Sevim Arbana, militante pour la défense du patrimoine culturel. Bientôt, on ne verra même plus la Tour de l’Horloge !» Les autorités ont déroulé le tapis rouge à de prestigieux cabinets d’architectes et à leurs «tours multifonctionnelles» écoresponsables : Eyes of Tirana, Evergreen Tower, Downtown One, ou autres Vertical Forest.
Mais les désirs de verticalité des dirigeants, et surtout les grues qui ont envahi le centre de la capitale, ne font pas l’unanimité. Il y a un an, la destruction du théâtre national, de nuit et en plein couvre-feu, avait choqué l’opinion publique et provoqué d’importantes manifestations. Pour la militante des droits humains Edlira Çepani, le traitement réservé au patrimoine de la ville illustre les dérives de l’actuel pouvoir socialiste, accusé d’autoritarisme et de manque de transparence.
«Il y a plein d’endroits disponibles pour construire ces tours, affirme-t-elle. Comme Paris avec la Défense, on aurait pu les construire en dehors du centre, autour du “Nouveau Boulevard” par exemple. Au contraire, tous les éléments du patrimoine qui forment l’identité de la ville ont été attaqués.» Alors que les espaces verts ont fondu et que les bouchons sont devenus quotidiens dans la capitale, les acteurs de la société civile s’inquiètent aussi de la densification annoncée du centre-ville.
Des critiques que l’on balaye d’un haussement d’épaules du côté de la mairie. «Malheureusement, il y a beaucoup de… folklore autour de ces histoires de patrimoine culturel, ironise ainsi le premier adjoint à la municipalité, Arbjan Mazniku, en poste depuis 2015. Ce n’est pas parce qu’un édifice est ancien qu’il a suffisamment de valeur pour être conservé. Il faut trouver un équilibre sain entre la protection du patrimoine architectural et nos besoins en matière de développement. Et comme nous le répètent les meilleurs architectes depuis trente ans, nous devons accroître notre densité urbaine.»
«Ces constructions sont en dehors des besoins du marché»
Les autorités voient dans le boom du BTP une opportunité pour faire de Tirana une destination «cosmopolite», dont le dynamisme nouveau séduira la diaspora albanaise comme la jeunesse d’Europe. Mais alors que près d’un tiers des 2,8 millions d’Albanais vivent déjà dans la capitale et son agglomération, beaucoup s’interrogent : ces milliers d’appartements, de galeries commerciales et de bureaux actuellement en construction ne risquent-ils pas de rester vides ?
A la mairie socialiste, on s’en remet aux lois de l’économie de marché. «Ce n’est pas une étude, mais les investisseurs qui répondront à ces questions, assure ainsi Arbjan Mazniku. Quand l’investisseur construit, il prend un risque financier, et c’est le marché, pas la mairie de Tirana, qui dira si son investissement est rentable ou non.» Les autorités évoquent également la nécessité de loger «25 000 nouveaux habitants par an» venus d’une province albanaise, en voie de désertification.
Dans la capitale albanaise, le salaire moyen s’élève à 480 euros, selon l’Institut national des statistiques. A priori, pas assez pour emménager dans les tours luxueuses qui s’élèvent à toute vitesse. «Ces constructions sont en dehors des besoins du marché, soutient Zef Preci, analyste indépendant et ancien ministre de l’Economie. Aucune étude ne montre que Tirana comptera bientôt 1 million d’habitants. Au contraire, la population se réduit : entre 2010 et 2020 plus de 400 000 personnes ont quitté l’Albanie.»
Faute de perspectives ou lassés par le fonctionnement clientéliste du marché de l’emploi, beaucoup d’Albanais espèrent trouver ailleurs une vie meilleure, notamment les jeunes diplômés. Cette démographie en berne ne semble pas pouvoir stimuler le marché immobilier. Et pourtant, malgré une offre en logements toujours plus importante, les prix de l’immobilier se sont envolés.
Que ce soit pour les tours de l’hypercentre ou pour les complexes résidentiels qui s’étendent sur les collines de la périphérie, le coût du mètre carré dans la capitale a bondi depuis 2016. «Les prix ont augmenté de 20 à 30 % pour atteindre 3 500 euros dans le centre de Tirana, explique Zef Preci. Les prix n’augmentent que quand il y a de la demande, ou quand on injecte de l’argent sale. Or, en ce moment, il y a très peu de ventes d’appartements. Si les prix augmentent, c’est que le secteur blanchit les revenus de la criminalité organisée.»
Un pays «vulnérable au blanchiment d’argent»
Selon un rapport de l’ONG Initiative globale contre le crime organisé transnational, 60 % de l’argent investi dans les nouvelles constructions de Tirana proviendrait de revenus illicites. En seulement trois ans, les auteurs du rapport estiment qu’environ 1,6 milliard d’euros auraient été ainsi blanchis dans le BTP, soit l’équivalent de 10 % du PIB. Les réseaux criminels profitent de la prédominance de l’argent liquide dans l’économie locale. Mais pas seulement.
Commission européenne, Transparency International, Banque mondiale… Depuis des années, les conclusions des ONG et des institutions institutions se suivent et se ressemblent. Ces dernières déplorent la corruption omniprésente au sein d’une administration et d’une classe politique un peu trop à l’écoute de certains intérêts privés. Selon le dernier rapport d’Europol publié en mars, «l’Albanie reste la principale source de cannabis vendu au sein de l’UE».
Et le département d’Etat américain d’ajouter : «L’Albanie reste vulnérable au blanchiment d’argent en raison de la corruption, des réseaux du crime organisé et de la faiblesse des institutions juridiques et gouvernementales.» Une perméabilité de la classe dirigeante que dénonce la société civile. «C’est bien là tout le problème, déplore la militante Edlira Çepani. Nous n’assistons pas seulement à la destruction du patrimoine culturel, mais au blanchiment de l’argent du crime organisé dans le béton de Tirana.»
Malgré leur actualité pressante, les controverses autour des chantiers de Tirana n’ont pas trouvé leur place dans la campagne électorale, fortement polarisée et émaillée de violences. A la mairie, on les relativise. «Ce n’est pas à la municipalité d’enquêter sur les ressources financières des entreprises, juge Arbjan Mazniku, le premier adjoint. Nous avons multiplié par dix le taux d’imposition du permis de construire. Cette taxe se paye via le secteur bancaire, il est donc très facile de vérifier l’origine de ces fonds.»
Face aux conséquences incertaines de ce boom immobilier, beaucoup placent leurs espoirs dans l’actuelle refonte du système judiciaire et dans les nouvelles institutions qui commencent à voir le jour. Mais d’ici aux premiers résultats d’enquêtes, que restera-t-il à voir du passé de Tirana ?
Le reportage sur le site de Libération.