
Libération – 12.04.2021 – Article
Le plus jeune État d’Europe connaît un vent de changement avec l’arrivée de sa nouvelle présidente, Vjosa Osmani. «Libération» a rencontré cette figure de la lutte anticorruption.
C’est l’un des deux visages du Kosovo nouveau. Celui qui rentre peut-être enfin dans l’âge adulte, 20 ans après la guerre d’indépendance contre la Serbie voisine. Vjosa Osmani, 38 ans, a été élue le 4 avril présidente de la plus jeune République parlementaire d’Europe. Cheveux bouclés et yeux pétillants, cette experte en droit international formée aux États-Unis a osé, et réussi son pari. En disant non aux renoncements politiciens et en s’associant au tribun de l’autodétermination, Albin Kurti – le nouveau Premier ministre –, elle a recueilli sur son nom plus de 300 000 voix lors des législatives du 14 février dernier, un record depuis 2008 et l’indépendance encore contestée de ce pays de presque 1,8 million d’habitants.
Le Covid-19 et ses crises multiples ont servi de carburateur à une élection présentée comme un «référendum contre la mauvaise politique». Avec plus de 50% des voix, le mouvement anticorruption a renversé la table et rejeté les vieux partis loin dans l’opposition. Le charismatique duo formé par Kurti et Osmani dispose aujourd’hui de toutes les institutions pour lancer la transformation sociale réclamée par une jeunesse nombreuse et pressée. A Libération, la nouvelle présidente aux mains propres annonce la fin du clientélisme érigé au rang de système, demande des comptes à la Serbie, et affirme la naissance d’une nouvelle ère pour les jeunes et les femmes du Kosovo.
Avez-vous été surprise par l’ampleur de votre victoire du 14 février ?
Surprise, non, car cette victoire n’est pas seulement le résultat des bouleversements de ces deux dernières années. Elle est le fruit de deux décennies de respect de la volonté du peuple. Il y a eu une énorme crise morale, une crise de l’éthique et de la politique, mais nous avons prouvé que si vous faites preuve d’éthique, vous gagnez la confiance des citoyens.
Vous arrivez à la tête de l’Etat au beau milieu d’une nouvelle vague de Covid-19 particulièrement dramatique…
Quand nous avons pris la tête des institutions, nous étions le seul pays d’Europe sans vaccin. Le 23 mars, nous avons reçu le tout premier contingent par l’initiative Covax, de seulement 24 000 doses. Et bien que nous soyons un très petit pays, nous avons décidé de réaffirmer notre orientation stratégique pro-occidentale : nous ne nous tournons pas vers les vaccins russes ou chinois. Mais nous avons cruellement besoin de soutien de la part de nos partenaires.
Il y a une forte attente de justice au sein de la société. Quelles mesures concrètes allez-vous mettre en place pour renforcer l’Etat de droit ?
La toute première est le processus du vetting [«vérification», ndlr] dont la composante principale sera l’intégrité. Les juges et les procureurs ne seront pas seulement évalués sur leurs performances, mais également sur la base de leur intégrité. Il est très important que le pouvoir judiciaire et le parquet soient entièrement dépolitisés.
Est-ce seulement possible au Kosovo ?
Ça le sera. Notre pays prouvera qu’il peut se débrouiller seul quand notre système judiciaire fonctionnera. C’est notre priorité absolue. Nous devons aussi rétablir la justice dans tous les domaines de la vie : les écoles, les tribunaux, les institutions publiques… Je soutiens par exemple l’idée d’appliquer ce processus de vérification à l’université ainsi qu’aux forces de sécurité. Il faut ramener de la méritocratie dans les institutions pour redonner de l’espoir aux jeunes. Cela ne peut pas être fait du jour au lendemain, mais nous espérons achever une partie importante de cette réforme au cours des quatre prochaines années.
La jeunesse kosovare devra-t-elle attendre quatre ans pour voir les premiers résultats ?
Les premiers résultats seront visibles très prochainement, mais il s’agit aussi d’une question de démocratie. Avoir plus de démocratie et une bonne gouvernance est un combat continu qui ne finit jamais. Nous sommes très chanceux, car si la corruption était présente dans les institutions, elle ne l’a jamais été au sein de la population, comme le montre le résultat du «référendum» du 14 février.
«J’espère vraiment que mon élection est la preuve que les femmes peuvent réaliser tout ce qu’elles veulent, qu’elle montre que chaque jeune fille du Kosovo peut aussi devenir présidente.»— Vjosa Osmani, présidente du Kosovo
Comment allez-vous faire pour résoudre le problème du chômage et convaincre les jeunes qu’ils ne sont pas obligés d’émigrer ?
Le taux de chômage des jeunes est actuellement supérieur à 50%. Si nous n’orientons pas la totalité de nos investissements vers nos citoyens, nous ne serons pas en mesure de lutter contre le chômage. Nous devons arrêter ces projets de routes et d’autoroutes, dont la plupart sont inutiles. En termes d’emplois, nous allons supprimer les obstacles bureaucratiques et juridiques auxquels le secteur privé est confronté. Faire en sorte qu’il n’y ait plus de pression ni d’ingérence politique. Plus les entreprises locales réussiront, plus il y aura d’emplois créés, et cela permettra d’attirer les investisseurs étrangers.
Votre prédécesseur, Hashim Thaçi ainsi que d’autres membres de l’Armée de libération du Kosovo (UCK) sont actuellement incarcérés à La Haye. Quelle est votre opinion sur le travail du tribunal ?
Mon opinion, c’est que les politiciens ne devraient pas donner leur opinion sur ce procès. Je ne suis ni juge ni procureur. Mais le Kosovo a montré un excellent exemple de coopération dans le domaine de la justice internationale en acceptant la formation de ce tribunal. En revanche, il existe des preuves massives des crimes commis contre les Albanais du Kosovo pour lesquels la Serbie n’a jamais été jugée. N’oublions pas que l’un des ministres de Milosevic est aujourd’hui président de la Serbie et qu’il n’a jamais demandé pardon ni pris ses distances avec ces crimes. Chaque fois que nous nous assoirons pour discuter avec les dirigeants serbes, nous demanderons : «Où sont les 1 600 personnes toujours disparues ?»
Est-ce une condition non-négociable pour reprendre le dialogue avec la Serbie ?
C’est aussi une question humanitaire. Et une priorité absolue de mon mandat et de celui du gouvernement. Nous devons résoudre ce problème des disparus pour obtenir une paix durable. Évidemment, nous voulons discuter de la suppression des barrières commerciales que la Serbie impose à nos marchandises depuis douze ans, et d’autres problèmes. Mais il y a aussi des lignes rouges que nous ne franchirons pas. Nous ne discuterons jamais de l’intégrité territoriale du Kosovo ni d’un échange de territoires. Nous ne discuterons pas du statut ni de la fonctionnalité interne du Kosovo. Personne n’a besoin d’une autre Bosnie dans la région.
Vous avez grandi à Mitrovica, une ville divisée au nord du pays, symbole de ces tensions politiques. Est-ce que vous croyez à la réconciliation ?
Bien sûr. Mais la justice est une condition préalable à la réconciliation. Ce que je demande à mes homologues serbes, c’est de ne pas fuir cette justice. Ils doivent se repentir et demander pardon pour leurs crimes. S’ils ne veulent pas le faire pour nous, ils doivent le faire pour la jeunesse de Serbie, qui a également besoin d’un avenir meilleur. Il y a cette tendance au révisionnisme historique concernant ce qui s’est passé au Kosovo et en Bosnie. Certains essaient de créer une équivalence morale entre la politique génocidaire de la Serbie, et ce que quelques individus auraient fait après la guerre. Ce n’est pas acceptable : ce que la Serbie a fait étaient les actions d’un système d’État, pas des actions individuelles. C’était il y a seulement 20 ans et les habitants du Kosovo s’en souviennent.
Candidat, le Kosovo est encore très loin de rejoindre l’UE. Allez-vous travailler pour accélérer ce processus ?
D’après tous les sondages, le Kosovo reste le pays le plus pro-européen au monde ! Nous en faisons bien sûr une priorité. Mais en ce qui concerne la libéralisation des visas pour l’espace Schengen, nous avons satisfait tous les critères il y a trois ans déjà, et malheureusement l’UE ne tient pas sa promesse. Et par là, elle porte atteinte à sa propre crédibilité. Je lance donc un appel à la France, car c’est une question de droits de l’homme : nous sommes les seuls qui ne pouvons pas voyager librement sur le continent ! Une fois la pandémie derrière nous, les jeunes de toute l’Europe pourront voyager, mais les nôtres resteront dans leur ghetto.
Vos premiers mots après votre élection ont été pour les jeunes filles du Kosovo…
J’espère vraiment que mon élection est la preuve que les femmes peuvent réaliser tout ce qu’elles veulent, qu’elle montre que chaque jeune fille du Kosovo peut aussi devenir présidente. Nous avons la plus forte proportion de femmes parlementaires de la région et les femmes sont bien représentées au sein du gouvernement. L’image du Kosovo a longtemps été celle d’une société déchirée par la guerre et ses autres problèmes. Mais nous avons une jeunesse extraordinaire. Aujourd’hui, l’image du Kosovo doit être celle de cette jeunesse et de son potentiel exceptionnel d’innovation dans la culture, l’art et l’ingénierie. Ce grand potentiel peut non seulement faire avancer le Kosovo, mais aussi donner beaucoup à l’Europe.
L’entretien sur le site de Libération.