
Libération – 20.05.2020 – Article
Dimanche, les autorités ont choisi de détruire le vieux théâtre de Tirana, en pleine nuit et en pleine pandémie. Impardonnable pour des milliers d’Albanais, qui protestent à nouveau ce mercredi contre la dérive dictatoriale en cours.
«Nous sommes le théâtre.» Dans une atmosphère lourde, oscillant entre colère et tristesse, ils sont des centaines, souvent munis de pancartes, à converger vers le centre de Tirana. Une banderole jaune est déployée, on peut y lire : «Scène de crime». Derrière, l’importante présence des forces de police ne réussit pas à masquer les ruines du théâtre national. Les images de la destruction du monument par les autorités, dimanche à 4h30 du matin, ont choqué beaucoup d’Albanais. «Le théâtre était quelque chose qui nous rassemblait, déplore Xhemal, un jeune biologiste, au bord des larmes. C’était l’art ! Les comédiens ont sacrifié leur vie pour nous émanciper. Loin de reconnaître ce travail, les institutions le méprisent totalement.» Dans les gravats, on distingue des bouts de costumes ou des affiches des dernières représentations.
Témoins des premiers procès instaurés par la dictature stalinienne qu’a connue l’Albanie jusqu’en 1991, les planches du théâtre ont fait vibrer la vie culturelle pendant plus de soixante-dix ans. Faute d’investissements, l’édifice, inauguré en 1939 lors de l’occupation du pays par l’Italie de Mussolini, tombait lentement en décrépitude. Depuis près de deux ans et demi, l’Alliance pour la protection du théâtre tentait chaque soir de secouer les consciences pour éviter sa disparition. L’ONG Europa Nostra, pour la sauvegarde du patrimoine culturel du continent, l’avait récemment placé en tête de sa liste des monuments menacés.
Promesses non tenues
Alors que la municipalité appelle à la réconciliation et tente de calmer le jeu en présentant le projet de nouveau théâtre élaboré par l’agence danoise de «l’archi-star» Bjarke Ingels, les manifestants crient à la mascarade. Ils pointent l’absence d’appel d’offres et le manque de transparence. Juché sur une scène de fortune devant la foule, le metteur en scène Robert Budina demande justice. «Ils l’ont détruit juste au moment où nous avions trouvé l’argent en Europe pour le restaurer, et là, leur projet va coûter 30 millions d’euros aux Albanais, assure-t-il. Ils ont un autre projet, ce n’est pas de construire un nouveau théâtre, mais des tours [gratte-ciel, ndlr]. Du business. C’est ça le but du gouvernement.»
Au-delà de l’attachement sentimental ou de la valeur architecturale du bâtiment, beaucoup de manifestants sont venus exprimer leurs inquiétudes quant à la politique du Premier ministre socialiste, Edi Rama. Difficile aujourd’hui d’imaginer que cet artiste et homme politique suscitait l’espoir de la jeunesse lors de son élection à la tête du pays, en 2013. Les promesses de lutte contre la corruption et les inégalités n’ont pas été tenues, et des centaines de milliers d’Albanais ont quitté le pays ces dernières années. L’interminable réforme de la justice, voulue par l’Union européenne, n’inspire pas confiance aux citoyens.
Les dernières élections locales ont vu souvent le Parti socialiste concourir seul, sans opposition. Pire, ce pro-européen proche du président turc est accusé de servir les intérêts des «oligarques» du BTP, et de sombrer dans l’autoritarisme. Alors que l’Albanie ne recense même pas 1 000 cas de Covid-19, le Premier ministre a imposé des lois particulièrement liberticides, avec autorisation de la police pour aller faire ses courses et couvre-feu à 13 heures. Le week-end de la destruction du théâtre, la circulation automobile était interdite à Tirana.
«Libérer l’Etat»
Les lignes rouges de la démocratie ont-elles été franchies ? Oui, répond sans hésiter Ida Obiqi, 31 ans. «Nous ne sommes pas là seulement pour l’art, mais pour résister, clame la jeune femme, tragique. La dictature, ce n’est pas seulement le communisme que l’on a subi. La dictature, ça peut arriver dans tous les pays, même pluralistes, s’il y a des escrocs à la tête de l’Etat. C’est pour ça qu’aujourd’hui, on crie « A bas la dictature ».»
Intellectuel passé par les geôles du régime communiste, Fatos Lubonja voit dans les ruines du théâtre le point culminant des tensions politiques et sociales de ces dernières années. «Pour beaucoup d’Albanais, cette destruction est un coup très dur, dit-il. Pas seulement contre leur mémoire historique, leur identité, mais aussi contre leur dignité et leurs libertés.» Cet infatigable contempteur de la classe politique en appelle à un «mouvement citoyen» afin de «libérer l’État capturé par le crime organisé et de refonder les conditions d’un pluralisme politique d’un État de droit.»
Loin de jouer l’apaisement, le Premier ministre s’est montré inflexible. «La démocratie, c’est une participation à un débat, pas une imposition tyrannique de la part d’une minorité, avec des menaces de chantage et de violence», a répliqué Edi Rama sur les plateaux de télévision. Dans ce nouvel acte d’une démocratie albanaise à la dérive, la récession économique qui commence risque d’étouffer encore plus les espoirs de changement.
Le reportage original ici.