Au Kosovo, une jeunesse privée d’Europe

Dentiste à Prizren @ LS
Dentiste à Prizren @ LS

Libération – 02.02.2020 – Article

Malgré les promesses de l’UE, les citoyens du petit Etat des Balkans attendent toujours de pouvoir voyager librement en Europe. De nouvelles règles entrées en vigueur dimanche compliquent un peu plus l’obtention du visa Schengen.

Sur les hauteurs de Pristina, devant la porte d’une agence spécialisée dans l’obtention du visa Schengen, des dizaines de personnes font la queue dans un froid glacial. Le visage déconfit, Shpetim sort de l’agence, des feuilles dans les mains. «Je voulais aller voir ma famille en Suisse. C’était la première fois que je déposais une demande, mais ils m’ont refusé le visa, souffle ce trentenaire en regardant dans le vide. Ils ne m’ont donné aucune explication. Je ne sais pas pourquoi ils ont refusé…» Pourtant, Shpetim l’assure, il n’avait aucune intention de rester en Suisse. Il pense aux 6 000 euros qu’il a dû réunir sur un compte bancaire comme garantie financière, un défi dans une société malmenée par le chômage, et où le salaire moyen peine à atteindre les 450 euros.

Six étoiles blanches et la forme jaune de l’Etat sur un fond bleu… A l’image de son drapeau, le Kosovo est tourné vers l’Union européenne qui le reconnaît comme «candidat potentiel». Mais les portes de l’Europe, elles, mettent du temps à s’ouvrir. Douze ans après l’indépendance du pays, voyager librement sur le continent reste toujours un rêve pour les 1,8 million de Kosovars. Six : c’est le nombre de pays vers lesquels ils peuvent voyager sans visa, selon le ministère des Affaires étrangères du Kosovo. Et les nouvelles règles pour l’obtention du visa (les frais de dossier passent notamment de 60 à 80 euros) ne devraient pas les rapprocher des 26 pays (dont 22 membres de l’UE) de l’espace Schengen.

Profond ressentiment

Aller voir sa famille en Suisse, se rendre à un rendez-vous professionnel en Allemagne, faire quelques jours de tourisme en France, etc., pour tous ces déplacements, une demande de visa Schengen s’impose. Et avec elle, des formalités longues, fastidieuses, coûteuses, et à l’issue plus qu’incertaine. Une odyssée bureaucratique qui ne sera bientôt plus qu’un mauvais souvenir. C’est en tout cas ce que promettent depuis des années les diplomates de l’Union européenne à des Kosovars de plus en plus sceptiques.

En juillet 2018, la Commission européenne avait approuvé la levée des visas pour le Kosovo, considérant que le pays avait rempli les conditions demandées. Mais depuis, rien. La liberté de circulation des Kosovars reste prisonnière des contradictions de l’UE et des divergences entre Etats membres. Certains, l’Espagne en tête, bloquent toujours sur la reconnaissance de l’ancienne province serbe. Une situation qui crée un profond ressentiment à l’égard de l’UE, dont l’image s’est déjà considérablement ternie avec les déboires de la mission Eulex (Mission européenne pour l’instauration de l’Etat de droit au Kosovo, dont certains responsables ont été soupçonnés de malversations).

Malgré une fuite des cerveaux continue, le Kosovo reste le plus jeune pays du continent : 65% de la population a moins de 30 ans. Une jeunesse connectée qui se sent à l’étroit dans un pays plus petit que l’Île-de-France et qui ne supporte plus cet isolement forcé. «Les gens du Kosovo se sentent trahis, explique le politologue Agon Maliqi. Le Kosovo méritait cette libéralisation des visas et nous avons été traités différemment des autres pays de la région qui ont obtenu cette libéralisation il y a dix ans maintenant. Ces promesses non tenues donnent des arguments à ceux ici qui affirment que « l’UE ne nous veut pas », que « nous sommes différents et pas vraiment européens ».»

Préjugés

Sans le dire officiellement, certaines capitales européennes redoutent que cette levée des visas ne pousse la jeunesse à émigrer illégalement. Le souvenir de l’hiver 2014-2015, qui avait vu près de 60 000 Kosovars suivre l’exode des réfugiés syriens dans l’espoir, déçu, d’obtenir l’asile en Allemagne, hante encore certains décideurs. Mais pour Agon Maliqi, ces raisonnements ne tiennent pas. Ils révèlent plutôt la persistance de certains préjugés sur ce pays majoritairement musulman. «Ces arguments ne sont soutenus par aucun fait, dénonce-t-il. Tous les mouvements actuels en provenance du Kosovo concernent essentiellement des permis de travail vers l’Allemagne ou la Suisse. Les pays qui bloquent la libéralisation du visa ne sont généralement pas des pays où vivent les Kosovars. C’est là où il y a certains éléments de racisme, et peut-être d’islamophobie, dans l’opinion de certains dirigeants européens.»

Alors que les citoyens des Balkans restent sous le choc du veto d’Emmanuel Macron à l’ouverture des négociations avec l’Albanie et la Macédoine du Nord, l’UE a perdu de sa crédibilité dans la région. A elle de montrer qu’elle peut tenir parole, en permettant enfin aux citoyens du Kosovo de voyager librement sur leur continent.

Le reportage original ici.

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