Albanie : dans le Kelmend, la route qui change tout

La route qui mène au Kelmend, achevée en 2017 @ LS
La route qui mène au Kelmend, achevée en 2017 @ LS

Courrier des Balkans – 15.06.2018 – Article

Depuis deux ans, une langue d’asphalte recouvre le Kelmend, à la frontière monténégrine. Jusque là, cette terre de bergers était l’une des régions les plus isolées d’Albanie. Avec cette route, beaucoup de choses ont changé, à commencer par l’arrivée des touristes. Mais aujourd’hui, une ombre plane et les habitants s’inquiètent.

C’est l’une des routes les plus saisissantes d’Albanie. Les reflets du lac de Shkodër déjà loin derrière, passées les effluves de sauge de Rapsh, on se retrouve soudain comme perché sur un nid d’aigle. On se mesure aux rudes parois montagneuses, on suit du regard, tout en bas, les eaux cristallines de la rivière. À un jet de pierre, c’est déjà le Monténégro. Les portes des Malësi e Madhe (les Grandes montagnes du nord) s’ouvrent par de vertigineux virages en épingle. Voilà deux ans maintenant que la route asphaltée est achevée. Elle conduit jusqu’à Vermosh, pointe nord de l’Albanie. Longtemps isolée, la vallée coincée entre deux frontières est désormais parfaitement accessible. Et pour le Kelmend, cette nouvelle route est synonyme de bouleversements.

Les espoirs du tourisme vert

Seule véritable agglomération de la région, la petite ville de Tamara a fait peau neuve. C’est le printemps, son artère piétonnière semble impatiente de voir les visiteurs arriver. Sous l’impulsion de la coopération italienne, les cafés et les restaurants ont boisé leurs toits et travaillé leurs murs en pierre. Avec ses étalages à moitié remplis, une échoppe fait la part belle aux produits de la région : raki de fruits sauvages et herbes médicinales. Un petit escalier mène au plus près du poumon de la région, la rivière Cemi qui s’écoule bruyamment.

Dans son restaurant flambant neuf, Elton [1] présente fièrement ses plats. À tout juste 25 ans, cet enfant du pays a fait le choix de revenir s’installer aux pieds des roches abruptes du grand nord albanais. Pour enrichir sa cuisine locale, il mise sur l’actuel développement touristique de la zone. Il n’est pas le seul : le tourisme vert porte les espoirs de beaucoup dans cette région traditionnellement pauvre.

Une autre activité économique est aussi en plein essor juste à la sortie du village : la pisciculture. Si les truites autochtones se sont raréfiées dans le Cemi, les eaux du Kelmend conviennent parfaitement à une lointaine cousine africaine désormais bien acclimatée à ses bassins albanais. Pour quatre euros le kilo, elles se retrouvent dans les assiettes des restaurants de Shkodër ou de Tirana. Ici aussi, les propriétaires s’affairent pour accueillir les potentiels touristes. Une question les taraude néanmoins : les chambres de leur future auberge auront-elles encore vue sur la rivière ?

“On est tous contre ce projet mais personne ne réagit. Ce n’est pas dans les habitudes des gens d’ici de contester.”

En effet, une ombre plane déjà sur le Kelmend. Tout le monde ici a eu vent d’un projet concernant la rivière, mais personne n’a plus d’information. Ce projet, c’est celui d’une centrale hydro-électrique, l’un des 500 projets recensés par l’ONG sur les 28 748 km² de territoire albanais. Malgré son isolement, le Cemi n’est donc pas épargné par la folle course à l’or bleu qui frappe les cours d’eau sauvages des Balkans.

À quelques dizaines de mètres des bassins où nagent les truites, d’énormes tuyaux surplombent les eaux tumultueuses. La berge a déjà été attaquée par les pelleteuses et les bulldozers, mais c’est toute la vallée qui semble gémir de cette entaille. « On est tous contre ce projet mais personne ne réagit. Ce n’est pas dans les habitudes des gens d’ici de contester », remarque Arjana. Dans une région, où les habitants ont enduré depuis des générations une succession de répressions, les douleurs du passé sont encore présentes dans les mémoires et personne ne souhaite se rendre la vie plus difficile qu’elle n’est déjà.

La route continue remontant la rivière. Au moment où le Cemi s’engage dans un étroit canyon, on se retrouve bloqué par des dizaines de voitures. Dans ce bastion catholique, les fidèles n’ont pas déserté les églises et ce samedi matin, on fête une communion. Peu à peu, de denses forêts de feuillus, si rares dans le reste de l’Albanie, encerclent le goudron. L’air se rafraîchit, on devine les sommets du mont Jezerca (Maja e Jezercës).

Au hameau de Lepushë, « la perle des Alpes albanaises » comme on le surnomme ici, Fatmir et son fils sont au travail. Ils agrandissent leur auberge en vue de la saison estivale. Avec la nouvelle route, les touristes en quête de grand air se font de plus en plus nombreux. Un potentiel économique dont la famille compte bien profiter. Pas encore devenu torrent, le Cemi passe tout près du jardin. Fatmir a lui aussi entendu parler des projets de centrale. « C’est une région sauvage, c’est ça qui attire les visiteurs. Faire disparaître la rivière dans des tuyaux détruira toute la beauté du lieu », regrette-t-il.

Sauvages, les forêts de Lepushë le sont assurément. Sur le petit chemin en terre qui mène aux prairies, Burime remet sa coiffe. Il est bientôt neuf heures et cette paysanne endurcie ne veut pas être en retard pour le sermon dominical du jeune prêtre. Le soir, elle devra remonter, chercher ses vaches qui se plaisent parfois un peu trop à l’ombre des feuillus. « En cette saison, les loups ne sont pas loin et mes vaches ne redescendent pas forcément toutes seules », souffle-t-elle.

« S’il n’y a plus d’eau, il n’y a plus de vie. » Tombée sous le charme des habitants du Kelmend, Martine Wolff arpente depuis de nombreuses années ses pâturages. Cette ethnologue française ne cesse d’apprendre des bergers du coin, les « derniers Illyriens », comme elle les appelle affectueusement. « C’est toute une manière de penser et d’agir. Je n’invente rien, relisez l’Iliade et l’Odyssée ou encore Edith Durham, ces gens ont maintenu leurs traditions malgré la répression », jure-t-elle. « Le Kelmend, ce n’est pas qu’une histoire de vendetta, mais un équilibre entre les gens et la nature qui façonne un ordre social et qui donne des réponses à bien des problèmes de ce monde. »

Désespérés par l’avancée des travaux, Martine et les responsables de l’association de défense du Kelmend tentent d’alerter sur les risques pour la région. « Ce qu’ils cassent avec cette construction, c’est toute l’identité culturelle du Kelmend. Tout le potentiel touristique de la région sera détruit, la faune et la flore endémique vont disparaître. » Malgré le silence médiatique, la chercheuse compte bien faire entendre la voix de ce peuple de bergers. « Le coup a été bien préparé : on a rendu la vie impossible aux gens des villages. Les services publics sont dans un état lamentable, les infirmières ne sont pas remplacées, les écoles n’ont pas de moyens. » Elle redoute de voir la région, déjà ravagée par l’émigration, perdre le peu qu’elle avait. « Après qu’est-ce qu’il restera aux gens ? Les problèmes de drogue et de violence… Pour eux, c’est ça l’Albanie ?! »

Le reportage original ici (abonnés).

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