Albanie : le Théâtre national de Tirana entre en résistance contre la privatisation

Le théâtre national de Tirana menacé de destruction @ LS
Le théâtre national de Tirana menacé de destruction @ LS

Courrier des Balkans – 25.05.2018 – Article

C’est une obsession chez Edi Rama. Le Premier ministre veut détruire le vieux Théâtre national pour en construire un nouveau, moderne, fonctionnel et dans le cadre d’un partenariat public privé. Les milieux culturels sont entrés en résistance, non seulement pour défendre un symbole de l’identité de Tirana, mais aussi contre le bradage d’un des derniers lieux publics de la capitale.

Samedi soir. Les derniers rayons du soleil de la journée quittent lentement la façade du Théâtre national. Dans les allées du centre historique, l’heure est au gjiro, la promenade vespérale, et les discussions vont bon train à la terrasse des cafés. « Pour la protection du patrimoine culturel de Tirana ! » Depuis leur petit stand installé près du théâtre, de jeunes volontaires interpellent les passants, souvent peu au fait de la situation, et leur proposent de signer une pétition. Depuis quelques semaines, les salles de spectacle historiques de la capitale sont à nouveau en sursis.

Début février, le Premier ministre Edi Rama annonçait la destruction prochaine du bâtiment historique du théâtre et la construction d’un théâtre moderne par un « prestigieux » cabinet d’architecte danois. « Il a un œil sur le lieu depuis plus de vingt ans, il veut cet endroit, je pense que c’est personnel chez lui ! » Cigarette en main et t-shirt en V, Neritan Liçaj est de cette génération qui a débuté sur les planches peu de temps après la chute de la dictature. L’acteur de la troupe nationale évoque les incessants « combats pour le respect de la loi » qu’il a fallu mener, rappelant les précédentes tentatives d’Edi Rama pour faire main basse sur le théâtre, d’abord en sa qualité de ministre de la Culture (1998-2000) puis de maire de Tirana (2000-2011).

“Moi aussi, je veux un théâtre moderne, mais je ne veux pas le donner au privé !”

Annoncé sans consultation préalable avec les principaux acteurs de la vie culturelle, le projet suscite la polémique. L’ambition ancienne du Premier ministre de doter Tirana d’un lieu artistique moderne et attrayant s’accompagne de soupçons de corruption, renforcés par la présentation d’un nouveau partenariat public privé (PPP). « Edi Rama veut renvoyer l’ascenseur à un homme d’affaires qui l’a soutenu lors de sa dernière campagne électorale », tonne Neritan Liçaj. En plein débat sur les nouvelles tours en construction dans la capitale, la destruction possible de l’un des derniers lieux publics du centre inquiète. « Moi aussi, je veux un théâtre moderne, mais je ne veux pas le donner au privé ! », s’emporte Neritan.

Bâtiment « hors de tous les standards (…) qui menace de s’effondrer », selon le Premier ministre, le Théâtre national, construit sous l’occupation italienne, peut compter sur ses défenseurs. Depuis près de trois mois, une Alliance pour la protection du théâtre organise des réunions hebdomadaires pour plaider la cause du vieil édifice. Un groupe qu’anime avec détermination Alida Karakushi, militante infatigable de la société civile. « C’est le schéma classique de la corruption, comme quand les démocrates voulaient détruire la Pyramide. Ils prétendent que le théâtre est en mauvais état, mais en fait, ils l’ont laissé se dégrader », se désole-t-elle.

“Le patrimoine et les espaces publics de la ville disparaissent les uns après les autres. Le théâtre est l’un des derniers témoins de l’histoire de la capitale.”

« Ce n’est pas seulement le manque de transparence autour de ce projet qui nous inquiète, mais la perte de l’identité de Tirana », poursuit-elle. « Le patrimoine et les espaces publics de la ville disparaissent les uns après les autres. Le théâtre est l’un des derniers témoins de l’histoire de la capitale, il a connu le fascisme, le communisme, des intellectuels ont été tués devant ses portes à la libération… » Après la démolition du stade ou la rénovation complète de la place Skanderbeg, nombre de citoyens se sentent de plus en plus perdus face aux transformations en cours de leur ville. « Dans le centre, les seuls bâtiments qui ont survécu sont ceux du gouvernement et la banque ! Tout le reste a été cédé aux oligarques », s’indigne Alida.

Les opposants n’ont pas digéré que le Théâtre national ait été discrètement retiré de la liste des monuments protégés. Pour faire respecter la loi, les animateurs de l’Alliance cherchent les soutiens de ceux qui l’écrivent. En ce lundi soir de mai, la salle Molière du théâtre expérimental se remplit de députés venus écouter les doléances des artistes et des citoyens engagés. Pourtant invités, les élus de la majorité socialiste brillent par leur absence. Figure charismatique de la scène albanaise, Robert Ndrenika lance un appel à protéger la « Jérusalem » de Tirana, qui a vu naître et s’affirmer la scène théâtrale du pays. Il est accueilli par une ovation.

La politique s’est toujours invitée sur les planches albanaises. Metteur en scène victime de la violence raciste des néo-nazis d’Aube doré, Laert Vasili a trouvé refuge au sein de la troupe du Théâtre national. Rare artiste à s’être exprimé en faveur d’un nouveau théâtre, il dénonce les inévitables intérêts politiciens qui entourent la contestation. « Vous voyez ce bâtiment ? Il a été construit quand les démocrates étaient au pouvoir, et il a heurté sévèrement les fondations du théâtre. Les mêmes personnes qui protestent aujourd’hui n’ont rien dit à l’époque… »

L’homme de théâtre albano-grec, élevé au biberon de la scène hellène, ne veut pas comparer la situation du sixième art en Grèce et en Albanie – pour lui, c’est « le jour et la nuit ». Mais les choses doivent changer. « Je ne suis pas pour un projet en particulier mais je veux un nouveau théâtre ! Dans une ville d’un million d’habitants comme Tirana, il en faudrait au moins une dizaine ! » Alors que très peu d’acteurs osent s’exprimer publiquement sur le sujet, il n’est pas dupe de la situation actuelle. « Tout est politique en Albanie, c’est un petit pays où tout le monde se connaît. Beaucoup doivent leur poste à leurs relations avec la classe politique. »

Budget de la Culture : 0,000000 %

« Dans leur cœur, ils sont avec nous, mais ils ont peur », confirme Neritan Liçaj. Contraints de renouveler leurs contrats tous les six ou douze mois, les comédiens seraient victimes des pressions de la direction. La création de l’Alliance visait d’abord à soutenir les artistes, mais ce fut également l’occasion d’élargir les revendications au-delà de la seule question du théâtre et d’invoquer par exemple le budget de la culture, l’un des plus faibles du continent. « Nous plaisantons en disant qu’il est de 0,000 %… Et le plus ironique dans l’histoire, c’est que nous avons au gouvernement des francophiles qui apprécient l’exception culturelle française. Mais ils ne semblent pas avoir compris en quoi elle consistait », tacle Neritan Liçaj.

Sûr de lui, l’acteur n’hésite pas à afficher son optimisme sur l’avenir du théâtre. « À la fin, nous allons gagner », assure-t-il. Après avoir été dévoilé en grande pompe, le « projet » de nouveau théâtre construit en PPP n’est plus évoqué que comme une « idée ». C’est déjà un succès pour l’Alliance qui espère toujours obtenir une restauration du Théâtre actuel. Alida voudrait y voir un exemple pour les autres luttes en cours, comme celles pour la défense des rivières du pays. « Des icônes du théâtre albanais se mobilisent, ce qui permet la médiatisation du combat. Défendre le bien public est important car, moins il y a de liens qui nous unissent, qui nous relient ensemble, moins il y aura de raisons d’agir. »

Le reportage original ici (abonnés).

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