Déchets en Albanie : des incinérateurs qui échauffent les esprits

Un champ seulement séparera les habitants de Verri de l'incinérateur @ LS
Un champ seulement séparera les habitants de Verri de l’incinérateur @ LS

Courrier des Balkans – 26.02.2018 – Article

En 2017, le gouvernement d’Edi Rama a donné le feu vert à la construction de plusieurs incinérateurs et d’autres pourraient bientôt suivre. Pour les écologistes, ces installations polluantes et coûteuses auraient surtout pour mission, à terme, de retraiter des déchets importés. Reportage à Verri, près de Fier, où les habitants sont bien décidés à sauver leurs champs.

« L’incinérateur ? C’est là-bas, juste après ce champ. » Edmond Semini sort de chez lui et pointe du doigt des camions qui se croisent derrière un talus. « Ils ont commencé à construire la route et les premières infrastructures. » Ici, toutes les maisons sont entourées d’un potager. Quand le régime communiste a fait assécher les marais, la grande plaine côtière de la Myzeqe est devenue la « grange de l’Albanie ».

Depuis plus d’un an, la majorité des 500 habitants du petit village de Verri, à six kilomètres de Fier, s’opposent à la construction d’un incinérateur de déchets. Mis devant le fait accompli et inquiets du manque de transparence des autorités, ils craignent pour leur santé et multiplient les manifestations. « L’incinérateur sera construit à moins de 700 mètres de la première habitation », s’inquiète Edmond. « C’est beaucoup trop proche de nos maisons. Vous savez mieux que moi comment fonctionne un incinérateur. Nos terres seront rapidement contaminées et nous aussi. »

“Le seul investissement ici depuis la chute du communisme, c’est cet incinérateur.”

À Verri, peu de choses semblent avoir changé depuis la chute du régime communiste. Avoir l’eau potable à la maison est un luxe, et l’unique route du village, en piteux état, témoigne du peu d’action des autorités dans le secteur. « C’est une route électorale », plaisante amèrement Leonard Jaji. « Son goudron ne tient même pas trois jours ! » Comme Leonard, ils sont nombreux, ici, à être revenus d’Italie ou de Grèce pour investir dans l’agriculture. « C’est une terre de grande qualité, elle produit beaucoup. Mes légumes, par exemple, sont exportés en Grèce. Et j’y suis arrivé sans aucune aide publique ! Le seul investissement depuis la chute du communisme, c’est cet incinérateur », s’agace-t-il.

La « route électorale » du village de Verri @ LS

Comme dans d’innombrables endroits d’Albanie, les petits canaux d’irrigation sont ici jonchés de plastiques. « Rien n’est organisé pour le recyclage », déplore Edmond. « Pourtant, ici, nous produisons très peu d’ordures, car on utilise tous les déchets organiques pour notre travail agricole. De toute façon, comment pourrait-on en produire beaucoup quand on vit avec quatre euros par jour ? » D’après ses promoteurs, l’incinérateur de Fier devrait traiter autour de 70 000 tonnes de déchets par an. Une gigantesque capacité qui pose question.

« D’après les estimations des promoteurs du projet, un habitant de Fier produirait autant de déchet qu’un Suisse ou un Danois. Au regard du niveau de pauvreté de l’Albanie, c’est tout de même curieux. Comment des gens qui vivent avec 200 ou 300 euros par mois peuvent-ils produire autant de déchets ? », s’interroge Abdulla Diku, l’un des experts environnementaux d’Akip, une association qui se bat contre https://www.courrierdesbalkans.fr/environnement-l-albanie-dechetterie-de-l-europe »>l’importation des déchets. Pour lui, il n’y a aucun doute : les incinérateurs sont étroitement liés au projet de loi de 2016 qui prévoit l’importation de déchets en provenance de l’étranger. Ce texte controversé, largement rejeté par l’opinion, que le Premier ministre Edi Rama se refuse à abandonner.

“Les déchets, c’est surtout un marché juteux.”

« Quand les incinérateurs seront en service, on nous dira : ’Regardez, ils ne fonctionnent pas à leur pleine capacité, il faut autoriser l’importation des déchets’ », avance Abdulla Diku. Alors que les autorités albanaises peinent toujours à contrôler leurs frontières, le spectre des déchets à risques refait surface. « J’ai travaillé plusieurs années à Naples. Là-bas, j’ai vu comment la mafia s’occupait des ordures », raconte Leonard pendant que des ouvriers installent derrière lui les grilles autour du champ qui ceinturera l’incinérateur. « Avec les politiciens corrompus que nous avons, comment croire que l’incinérateur respectera les normes de contrôle ? La mafia fera ce qu’elle voudra… »

En 2017, le gouvernement d’Edi Rama a donné le feu vert à la construction de quatre incinérateurs. Une fois de plus, c’est le modèle des partenariats publics privés (PPP) qui a été retenu, malgré les soupçons de corruption. À Fier, une seule entreprise a répondu à l’appel d’offres pour construire l’incinérateur, Integrated Technology Service Sh.p.k, comme l’ont relevé plusieurs médias. Son très discret patron a également obtenu les concessions des incinérateurs de Tirana et d’Elbasan. Or, certains commentateurs mettent en doute son expérience dans le traitement des déchets.

Manifestation devant le parlement de Tirana contre les incinérateurs @ LS

« Les déchets, c’est un marché juteux », lâche Adbulla Diku. « Or les incinérateurs ne répondent ni au problème du traitement ni aux besoins des citoyens. » Comme le prévoit le PPP, ce sont les contribuables albanais qui vont financer progressivement l’incinérateur de Fier. Montant de la facture : 28 millions d’euros, ce qui suscite de nombreux débats. « L’incinération est le choix le plus coûteux dans le traitement des déchets, notamment à cause des filtres qui doivent empêcher la diffusion des gaz, dont beaucoup sont cancérigènes. »

“Le gouvernement ne nous laisse que deux options : mourir avec l’incinérateur ou émigrer à nouveau.”

Lors de l’inauguration de l’incinérateur d’Elbasan en avril 2017, le Premier ministre a fait l’éloge de l’installation et vanté « des technologies de pointe aux normes européennes ». Les écologistes affirment pourtant que le coût d’un seul filtre répondant à ces standards serait comparable à la totalité de la construction de Fier. Le choix de l’incinération contredit également le plan de gestion des déchets 2010-2025 approuvé par le gouvernement albanais. À Akip, on s’indigne de ces contradictions et on brandit l’expertise de spécialistes allemands du recyclage, qui soulignent que la Commission européenne recommande d’éviter au maximum l’incinération des déchets. « Il faut d’abord s’attaquer à la collecte et au tri des déchets », explique Abdulla Diku. « Bien sûr, les décharges sont un problème mais l’incinération a des conséquences terribles pour la santé et l’environnement. »

Fier est déjà l’une des villes les plus polluées d’Albanie. En colère, Leonard montre le champ retenu pour la construction, il est détrempé. « Si des déchets sont entreposés ici, c’est sûr que les eaux seront contaminées. Nos terres vont en mourir et ici, nous sommes tous fermiers ! Ils n’ont réalisé aucune étude pour cela. Qui voudra manger des légumes qui poussent à proximité d’un incinérateur ? »

Après les inondations de cet hiver, les rives des cours d’eau albanais offrent un bien triste spectacle. Sur les berges, les arbres sont couverts de plastique. « Même à Tirana, nous n’avons pas la capacité de mesurer la qualité de l’air dans une ville où vit un million d’habitants et on prétend appliquer des standards environnementaux européens à l’incinération, une technologie inconnue en Albanie », ironise Abdulla Diku. Dans son champ de Verri, Leonard est déterminé à se battre jusqu’au bout : « Nous n’avons rien à perdre, le gouvernement ne nous laisse que deux options : mourir avec l’incinérateur ou émigrer à nouveau ».

Le reportage original ici (abonnés).

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s