
Courrier des Balkans – 21.02.2018 – Article
Pour beaucoup, la chose est entendue : les idées de gauche sont inexistantes dans le débat politique albanais. Frappées du sceau infamant de la dictature, les revendications des progressistes semblent condamnées. Pourtant, face à la montée des inégalités engendrées par les politiques néolibérales, elles pourraient bien de nouveau se faire entendre. C’est en tout cas ce que souhaite Organizata politike. Rencontre avec deux de ses militants.
Près du centre de Tirana, à côté de ce qui s’apparente à un arrêt de bus, des noms sont inscrits sur un mur. Telle une plaque commémorative contre l’oubli, cet appel à la justice est signé à la peinture rouge : Organizata politike (OP). La mort tragique de quatre manifestants le 21 janvier 2011 a servi de déclic à une partie de la jeunesse de la capitale albanaise. « Les quatre personnes qui ont été tuées étaient des gens sans emploi », explique Arlind Qori, l’un des militants de la première heure d’OP. « Nous étions alors nombreux à déplorer l’absence de représentants pour les plus pauvres. Il était temps de faire quelque chose. »
Depuis la chute du régime communiste en 1991, nombreuses sont les organisations à avoir émergé de la société civile. À l’image de Mjaft à ses débuts, quelques-unes ont tenté de porter des valeurs de gauche. Mais pour l’analyste bien connu des plateaux de télévision albanais, Fatos Lubonja, la comparaison avec OP s’arrête là. « Les militants d’OP ne flirtent avec aucun bord de la classe politique, ils sont proches des préoccupations des gens », affirme-t-il. Fréquenter les politiciens n’est effectivement pas l’objectif des sympathisants de ce groupe de gauche radicale. Ils leur jettent plutôt des œufs ou de la peinture et inscrivent leurs noms sur des poubelles. Pour eux, l’ensemble du système politique est corrompu.
Ne pas laisser la critique du régime à la droite
Destruction des armes chimiques syriennes, importation de déchets, construction dans le parc de Tirana, etc. : au fil des mobilisations, Organizata politike s’est trouvée une ligne d’action originale et un groupe de sympathisants soudés. « La plupart de nos membres sont des étudiants ou de nouveaux diplômés », explique Bora Mema, étudiante en histoire. Leurs actions coup de poing, bien que faiblement relayées par les médias locaux, ont redonné à certains le goût du débat politique. En témoigne, le choix du nom, une référence directe à un groupe proche du philosophe Alain Badiou et actif dans les mouvements sociaux de la France des années 1990.
Pourtant, se revendiquer de ce bord de l’échiquier politique relève souvent de la gageure dans un pays où plane encore l’ombre du fantôme d’Enver Hoxha. « Quand on se dit de gauche, on est rapidement suspecté d’être un affreux stalinien qui n’attend que de vous couper la gorge », sourit Arlind. Dans une société minée par l’individualisme et alors que la vieille garde du régime se maintien au pouvoir, difficile de porter l’héritage du communisme. « Ce sont les arguments principaux du Parti démocratique (PD) à notre encontre, ’Ce sont des communistes ! Ils sont payés par Soros !‘ », ironise Bora.
Les sympathisants d’OP ne cherchent donc pas à rentrer dans le jeu des partis politiques. Ils pratiquent surtout la pédagogie pour contrer les idées reçues et remettre au goût du jour les idéaux de solidarité et de partage. « Nous défendons les pauvres, les ouvriers, les étudiants », explique Arlind. « Et nous portons une critique de gauche de ce qu’a été le régime stalinien. Il ne faut pas en laisser l’exclusivité à la droite. Nous nous démarquons de l’obscurantisme et de la répression de la dictature, mais nous en revendiquons certains aspects : le plein-emploi, la gratuité et l’universalité de la santé ou de l’éducation. »
Des revendications dont se méfient les autorités
Que le Parti socialiste (PS) au pouvoir puisse être rangé politiquement à gauche, cela fait bien rire Bora et Arlind. « Si vous demandez à Edi Rama ce que ce signifie être socialiste, il répondra probablement que c’est être du côté d’Hillary Clinton et pas avec Donald Trump, ce genre de banalités . » La politique de « l’ancien espoir de la jeunesse » a peu de chances de trouver grâce à leurs yeux. « Bien sûr, le gouvernement actuel est plus libéral sur les questions sociétales, mais économiquement ils sont presque plus à droite que le PD », s’exclame Arlind. « Ils persécutent les faibles, font fructifier les affaires de leurs amis entrepreneurs et ils détruisent l’espace public. »
Si leurs activités sont peu appréciées des autorités, les membres d’OP refusent de se poser en victime d’une quelconque répression. De fait, le pouvoir s’attache à ne pas laisser leurs revendications s’amplifier. « Lors d’un procès contre nos militants qui avaient lancé des œufs sur le Premier ministre, la partie civile n’a pas plaidé et aucune charge pénale n’a été retenue », assure Bora. Dans un petit pays comme l’Albanie, les obstacles à l’engagement politique sont plus insidieux. « Certains de nos sympathisants ont peur d’être reconnus lors des manifestations, ils craignent des répercussions. » Bora se rappelle ainsi des menaces indirectes qu’une enseignante a reçu à cause du militantisme de son fils. « Ceux qui travaillent pour l’administration publique peuvent être confrontés à ce genre d’intimidation. »
“Seules conditions : ne pas être fasciste ni membre des deux grands partis.”
À l’image de leur « centre social », les membres d’OP ne sont pas sectaires. Ce lieu autogéré propose régulièrement des débats, des projections ou des expositions. « Notre centre est ouvert à tous », assure Bora. « Nos seules conditions : ne pas être fasciste ni membre des deux grands partis. » Le centre soutient différentes luttes dans le pays. Après des heures de marche et de manifestations depuis Ballsh, les ouvriers des raffineries y avaient ainsi trouvé un toit pour la nuit. L’occasion pour les militants d’OP de nouer des liens avec le monde ouvrier. « Beaucoup ne partagent pas nos idées politiques mais ils ont reconnu que nous étions les seuls à agir de façon désintéressée », explique Bora.
L’instrumentalisation de la société civile est l’une des principales difficultés auxquelles doit faire face OP. À chaque mobilisations, ses militants combattent la mainmise du PS et du PD. « Lors du mouvement pour l’université, de pseudo-organisations étudiantes tentaient de dissuader les jeunes de se rendre à la manifestation. Ils leur disaient que cela allait être violent et leur promettaient des emplois, des téléphones, des vêtements… » Les directions syndicales voient d’un mauvais œil les activités d’OP. « Ils ne veulent pas radicaliser le mouvement », continue Arlind « mais simplement utiliser leurs adhérents dans leurs intérêts. Dans les industries du siècle dernier, les ouvriers savent s’organiser. Ce qui est loin d’être le cas dans des secteurs comme le textile ou les centres d’appels. »
Les milliers de jeunes et de précaires qui travaillent pour quelques euros dans les centres d’appels du pays, c’est à eux que veulent s’adresser les militants d’OP. « L’objectif est de créer un syndicat pour que leurs droits soient respectés. » À OP, on se demande aussi comment répondre au brûlant défi de l’émigration. Les milliers de personnes qui se résignent à partir pour fuir la pauvreté sont autant de sympathisants perdus. « C’est très difficile de toucher les gens qui partent car ils n’ont rien à perdre », admet Arlind. « Nous sommes un pays périphérique : pas ou peu d’emplois, une forte précarité, etc. Des conditions qui favorisent les départs et qui sont un frein à l’engagement citoyen. »
L’entretien original ici (abonnés).