
Courrier des Balkans – 27.01.2018 – Article
Plus de deux ans après les dernières manifestations contre la réforme de l’université, les étudiants de Tirana redescendent dans la rue, déterminés à obtenir la baisse de frais universitaires et, pourquoi pas, une transformation de l’enseignement supérieur que certains estiment bien mal en point. Reportage.
Sous le regard curieux des passants, une douzaine de personnes forment un groupe compact devant les grilles du ministère de l’Éducation. Dans la fraîcheur de ce lundi matin, les jeunes militants du mouvement étudiant ne perdent pas leur temps. Devant les caméras de quelques télévisions, ils battent le rappel de la mobilisation. En quelques secondes, une pancarte est accrochée aux grilles de l’institution, ainsi rebaptisée Ministria e Çarsimit dhe Taksimit të të rinjve (« ministère de la Non-Éducation et des Taxes pour la jeunesse »). « Les dernières manifestations ont eu lieu il y a plus de deux ans, on ne sait pas si la nouvelle génération d’étudiants va se mobiliser », explique Bora, l’une des animatrices du mouvement.
Deux jours plus tard, mercredi 24 janvier, les cortèges venus des différentes facultés de la capitale se rassemblent sur les escaliers en marbre de l’Université polytechnique. Les banderoles se déroulent les unes après les autres, « Qui ne mange pas, ne paie pas », « Enseignement public gratuit », « Baissez les frais universitaires »… Très vite, le pari semble tenu pour les organisateurs. Alors que la manifestation s’élance, près d’un millier d’étudiants défilent sur le boulevard des martyrs. Le coût élevé de la vie étudiante est dans le viseur des slogans scandés avec énergie et colère.
Les frais universitaires les plus élevés de la région
« Mon inscription m’a coûté 300 euros, c’est beaucoup d’argent pour mes parents qui n’ont pas de gros salaires ! » Si Elizabeta a des proches qui peuvent tant bien que mal prendre en charge ses études de droit, ce n’est pas le cas de tous les jeunes de son âge. Beaucoup sont contraints de travailler à côté pour un ou deux euros de l’heure pour continuer à étudier. Écharpe serrée autour du cou et pancarte en main, Ardian estime sa situation injuste. « Quand on vient comme moi d’une autre ville, étudier à Tirana est très cher. Pour payer mon inscription, je dois travailler tous les jours de la semaine au centre d’appels. »
Étonnamment, les frais universitaires en Albanie sont presque aussi élevés qu’en France, bien loin de ceux appliqués chez ses voisins balkaniques. Certains masters proposés par les universités publiques albanaises se classent même parmi les plus chers d’Europe, comme celui de la Faculté des Beaux-Arts de Tirana qui coûte 2400 euros. « À mon époque, je payais quelque chose comme 50 euros pour m’inscrire à l’Université », ironise Arlind. Il n’est plus étudiant depuis plus de dix ans mais il est tout de même venu sous les fenêtres du Premier ministre apporter son soutien à la nouvelle génération. « Les tarifs d’aujourd’hui sont délirants pour une société pauvre comme la nôtre. »
Depuis la loi mise en place par le premier gouvernement d’Edi Rama en 2015, la généralisation de l’autonomie des établissements supérieurs semble de plus en plus fermer les portes du savoir aux petits budgets. Enseignant à la faculté des Sciences naturelles, Jani s’était déjà mobilisé contre cette réforme d’inspiration néolibérale. La tendance actuelle des politiques d’éducation le désole. « 65% du budget de l’enseignement supérieur est financé directement par les étudiants, tandis que l’État ne participe plus qu’à 35%, explique-t-il. En outre, la hausse des tarifs n’a pas amélioré la qualité de l’enseignement dispensé. » En matière d’éducation, l’Albanie fait partie des plus mauvais élèves du continent. Selon les chiffres de la Banque mondiale, elle n’y consacre désormais que 2,5% de son PIB. Un budget à la baisse, bien loin des 5% que promettait le candidat Rama.
“Beaucoup sont persuadés que l’enseignement est un bien de consommation comme un autre.”
Baisse de 50% des frais universitaires, retrait d’une nouvelle certification en langue obligatoire (et payante), suppression des doubles paiements pour les examens, restitution du bâtiment historique à la faculté de géologie et des mines… Le mouvement étudiant compte bien faire à nouveau entendre ces revendications au plus haut niveau. « Nous avons lancé une pétition qui a récolté près de 6000 signatures, s’enthousiasme Bora. » Courant d’un camarade à un autre pour mener à bien la manifestation, l’étudiante en histoire explique les défis que représentent ces mobilisations, jusque-là limitées à Tirana.
« À l’image du reste de la société, les étudiants sont victimes de l’instrumentalisation des principaux partis politiques », déplore Bora. « Dans un contexte de néolibéralisme avancé où l’individualisme prime, démontrer aux étudiants qu’il est dans leur intérêt de se mobiliser demande beaucoup de pédagogie. Lors des manifestations de 2015, la grande majorité n’avait pas entendu parler de la nouvelle loi ». C’est pourquoi les militants du « mouvement pour l’université » se sont attelés ces derniers mois à un travail de sensibilisation auprès de leurs camarades. « Beaucoup sont persuadés que l’enseignement est un bien de consommation comme un autre et qu’il est normal de devoir le payer cher », poursuit Bora. « Nous sommes obligés d’expliquer la raison d’être des impôts et à quoi sert la redistribution. »
Ce travail des consciences politiques semble être apprécié dans les rangs des manifestants, des jeunes comme des moins jeunes. Nombreux aimeraient voir ces revendications s’étendre au-delà des seules questions financières et agiter un peu une société qu’ils jugent trop apathique. Ainsi Alfred, enseignant vacataire en sciences politiques, rêve de voir le fonctionnement clientéliste des équipes pédagogiques changer. « C’est un monde fermé où les anciens professeurs, dont certains sont là depuis la dictature, choisissent leurs protégés pour leur succéder », affirme-t-il. « L’enseignement supérieur n’est malheureusement pas épargné par la toute-puissance des partis politiques. »
Ces envies de méritocratie et de justice sociale ont-elles des chances d’être écoutées ? Le gouvernement Rama a certes fait quelque peu le ménage dans les établissements privés, mais l’émancipation intellectuelle ne semble toujours pas être une priorité des autorités. L’évolution de l’enseignement supérieur reste l’objet d’intenses débats et s’apparente encore à un business comme un autre pour certains hommes d’affaires. De retour dans la rue, les étudiants espèrent renverser la vapeur pour revaloriser un enseignement public qui reste globalement de qualité : « Étudiants, pas clients ».
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