Albanie : les crimes de la dictature et le retour de la « vieille garde » communiste

Des militants du Parti communiste d'Albanie sur la tombe d'Enver Hoxha @ LS
Des militants du Parti communiste d’Albanie sur la tombe d’Enver Hoxha @ LS

Courrier des Balkans – 07.12.2017 – Article

Musées, instituts, commémorations… On n’a jamais autant qu’aujourd’hui parlé des crimes du régime d’Enver Hoxha. Pourtant, le souvenir de la dictature stalinienne s’éloigne, tandis que plusieurs figures de la « vieille garde » de l’ancien Parti du travail d’Albanie (PPSh) ont fait leur retour sur le devant de la scène politique, à l’image de Gramoz Ruçi, à la tête du Parlement.

En cet après-midi de novembre, la foule se presse sur les dalles de marbre du Musée national d’histoire. Pour leur deuxième édition, les « Jours de la mémoire » rassemblent un nombre important d’anciens prisonniers, d’universitaires et de responsables d’institutions, tant albanais qu’étrangers. Largement soutenu par l’Union démocrate-chrétienne d’Allemagne (CDU), et par sa fondation Konrad Adenauer, l’Institut pour la démocratie, les médias et la culture (IDMC) se veut à la pointe des enjeux mémoriels en Albanie en organisant des journées de conférences et de débats. Entre apathie et nostalgie, la société albanaise commencerait-elle malgré tout à faire face à son passé communiste ? Des évènements comme celui-ci se multiplient, mais quels impacts ont-ils sur une société toujours hantée par un héritage, lourd et frappé du sceau du silence ?

Musée de la mémoire à Shkodër, Bunk’Art 1, puis 2, à Tirana, etc. : ces dernières années, pas moins de quatre musées traitant des questions de mémoire ont ouvert leurs portes au public. Fin mai, lors de l’inauguration du dernier-né, la Maison des feuilles (Shtëpia e gjetheve), à Tirana, le Premier ministre Edi Rama affirmait que « le souvenir [était] une étape inévitable dans la construction de l’avenir ». Devant les murs de l’ancien siège de la très redoutée Sigurimi, la police politique du régime communiste, il s’est félicité de l’engagement de son gouvernement pour créer ces nouveaux lieux, « trésors de la mémoire collective ».

Instrumentalisation de la mémoire

Unanimement saluée, l’ouverture de ces « trésors » mémoriels s’accompagne tout de même de quelques interrogations. Si ces musées s’inscrivent désormais à l’agenda des touristes étrangers, leurs objectifs en direction des citoyens albanais sont mal définis. Au-delà des enjeux économiques que ces lieux représentent, de nombreux intellectuels craignent qu’ils ne puissent vite retomber dans l’oubli, une fois satisfaites les requêtes européennes en matière de mémoire. Le doute plane sur la volonté de la classe politique à s’emparer réellement de ces questions de manière « désintéressée ».

« De façon ponctuelle, il y a de petites cérémonies, des installations de plaques commémoratives… Mais tout cela a lieu sans aucune coordination politique et sans volonté d’inscrire ces initiatives au sein d’un agenda mémoriel. » Doctorant en sociologie, partagé entre Nanterre et Tirana, Romain Bijeard mène des recherches sur la mise en patrimoine du passé communiste. Il existe désormais plus de 17 institutions ou associations liées à ces questions de mémoire. Un nombre important qui n’est cependant pas gage de qualité. « Le secteur mémoriel se structure petit à petit. Les institutions muséales et les initiatives associatives commencent à tisser des liens et à gagner en autonomie. Néanmoins, elles peuvent facilement se faire instrumentaliser par les deux grands partis, quand elles ne leur sont pas directement liées. »

Une instrumentalisation politique, particulièrement manifeste lors des périodes électorales et qui semble avoir raison des meilleures volontés. « La lassitude prévaut chez les anciens prisonniers politiques vis-à-vis de ces enjeux mémoriels », affirme Romain Bijeard. Désabusés par l’opportunisme de la classe politique, nombre d’anciennes victimes du régime baissent les bras et renoncent à leur combat en faveur de la mémoire collective. Illustration de cet état de fait, les anciennes victimes du régime communiste ne sont même plus représentées au Parlement albanais, alors qu’ils étaient nombreux à y siéger dans les années 1990.

“Nommer Gramoz Ruçi à la tête du Parlement, c’est une insulte portée à la mémoire de tous les persécutés !”

Dans son bureau situé à quelques pas du Parlement, Miran Butka, de l’Institut des crimes du communisme (ISKK), est indigné. « Nommer Gramoz Ruçi à la tête du Parlement, c’est une insulte portée à la mémoire de tous les persécutés ! » Depuis sa prise de fonctions à l’été, le dernier ministre de l’Intérieur du régime communiste est sous le feu des critiques. Symbole pour certains d’un « retour des communistes », Gramoz Ruçi est souvent tenu pour responsable de la mort de quatre étudiants lors de la manifestation du 2 avril 1991, à Shkodër. Ce retour sur le devant de la scène de certains cadres des dernières années du Parti du travail (PPSh) illustre la complexité des enjeux mémoriels.

« Les communistes ont délaissé la politique mais se sont emparés de l’économie. Chacun à leur tour, socialistes comme démocrates ont supprimé les documents qui les dérangeaient. » Âgé d’à peine trente ans, Miran Butka se désole de ces longues années de transition, qui ont vu les intérêts de clans supplanter ceux de la société, favorisant le développement d’une nostalgie pour l’étoile rouge. Sur le mur derrière lui, se dresse une terrifiante carte de l’Albanie, parsemée d’images de prisons et de camps : des documents que beaucoup d’Albanais n’ont jamais vu.

Peu présente dans les programmes d’histoire, la face sombre de la dictature d’Enver Hoxha est même de plus en plus ignorée des nouvelles générations. « Lorsque nous intervenons dans les classes des lycées, certains élèves nous assurent que tout allait bien à l’époque du régime, que tout fonctionnait mieux, hôpitaux, écoles, travail ! Les aspects répressifs du régime leur sont totalement étrangers », explique Miran Butka.

L’artiste Maks Velo a fait l’amère expérience des sévices de ces années-là. Condamné pour « tendances modernistes », il a usé son corps pendant de longues années dans les terribles mines de Spaç. « Ces musées et ces initiatives sont un bon début mais on ne peut pas se satisfaire des politiques commémoratives menées jusqu’à présent. » Intellectuel respecté, Maks Velo porte beaucoup d’espoirs dans l’ouverture du musée de Spaç. Rapidement tombée en ruine la prison pourrait devenir un lieu de mémoire national. Un projet qui reste en suspens, notamment à cause des intérêts de certaines compagnies minières pour les sous-sols de la région.

Lutter contre l’amnésie

L’ancien prisonnier se garde de rentrer dans les polémiques sur les responsabilités individuelles des crimes du passé. Il appelle à une mise en perspective plus large, ancrée dans l’histoire mouvementée de l’Albanie. « Surmonter la mentalité totalitaire est le devoir de tous. Nous n’en avons pas non plus fini avec les crimes de la démocratie. » Et l’artiste de rappeler les 3000 personnes tuées durant les émeutes du terrible printemps 1997. Pour lui, les enjeux mémoriels passent avant tout par la transmission des expériences, et il salue les récentes publications de témoignages d’anciens persécutés.

C’est un travail de longue haleine mené, entre autres, par l’ISKK, qui établit une encyclopédie des victimes. Les douze imposants volumes prévus devraient ainsi faire référence. « Les gens ont toujours peur de raconter ce qu’ils ont vécu », assure Miran Butka. « Il est difficile de les convaincre de témoigner des souffrances qu’ils ont endurées car ils s’inquiètent des conséquences que pourrait avoir leur parole. » Alors qu’il est communément admis que près d’un Albanais sur trois a servi d’informateur à la Sigurimi, beaucoup de victimes refusent aujourd’hui de rouvrir des dossiers qui impliquent souvent des gens qu’ils côtoient toujours au quotidien.

Récemment, des rapports édifiants ont pointé les responsabilités d’anciens cadres du régime dans la mainmise du crime organisé sur la jeune démocratie albanaise. Générant un sentiment de désespoir d’une partie de la société, le manque de volonté politique à combattre la corruption alimente une amnésie collective sur la réalité de cette « prison à ciel ouvert » qu’était l’Albanie d’Enver Hoxha et ses centaines de milliers de bunkers.

Fractionnées et d’une lenteur extrême, les initiatives autour de la mémoire marquent pourtant d’indéniables avancées dans la compréhension, par les Albanais eux-mêmes, d’un système de répression parmi les plus efficaces de l’histoire contemporaine. Tout en se voulant optimiste, Miran Butka livre une anecdote tragicomique. « En visite dans une prison de l’ancienne RDA, des anciens persécutés albanais n’ont pu s’empêcher d’éclater de rire. Le responsable de l’institution s’en est énervé et l’un des Albanais a expliqué : ’Vu d’Albanie, ce n’est pas une prison mais un hôtel cinq-étoiles’ ! »

L’article original ici (abonnés).

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