
Courrier des Balkans – 13.03.2017 – Article
Depuis bientôt vingt ans, Muhamet Trepçi ne vit que pour les oliviers. Dans sa petite échoppe de Shkodër, il sculpte patiemment d’étonnants objets à partir de cette essence millénaire. Sa passion, ce sont les « émotions » que ressentent ces arbres et qui se fixent telles des photographies dans son bois. Portrait d’un artisan sensible devenu artiste malgré lui.
« C’était il y a presque vingt ans maintenant. Je regardais des coupes de bois d’olivier et tout d’un coup, il y en a une qui m’a sauté aux yeux. L’oiseau était là, comme saisi en vol, plein de vie et bien réel. » Dans la petite oliveraie de Bardhaj, au pied des montagnes qui entourent Shkodër, Muhamet Trepçi observe respectueusement ces arbres qui lui sont chers. « À ce moment là, je me suis rappelé des discussions que j’avais pu avoir avec des charpentiers : les arbres ressentent les émotions et peuvent parfois les retenir. » En présence de flashs lumineux intenses comme l’éclair, certains arbres immortaliseraient objets ou animaux qui les entourent, telle une photographie.
La situation de ses parents ne lui permettant pas de poursuivre des études, Muhamet intègre à 17 ans l’entreprise nationale de production de bois local. Pendant de nombreuses années, il va ainsi se former à la connaissance des différentes textures et qualités de bois. L’olivier, « un bois fort mais facile à travailler », a toujours occupé une place de choix dans son travail. Plus encore après sa découverte de « l’oiseau ».
“Le hasard et la vie…”
Dans sa petite boutique, non loin du vieux centre de Shkodër, les coupes accrochées aux murs parlent d’elles-mêmes, tels des tableaux naturels. Ici, la tête d’une oie, là, une chèvre endormie ; les images sont troublantes de réalisme. « Bien sûr, il y a des explications scientifiques à tout cela, mais je ne pense pas que les cercles annuels de l’arbre ne se créent sans une certaine réaction émotive à ce qui l’entoure. La vie d’un arbre est marquée par de multiples dynamiques, c’est seulement lors de la coupe que celles-ci s’arrêtent. » Ce surgissement d’un tracé lumineux sur le bois, tel une écriture par la lumière, Muhamet n’est pas le seul à en avoir été frappé.
Les contrastes et l’harmonie des formes que prennent certains tracés ont conduit l’intellectuel Umberto Eco à s’interroger sur « les différences existantes entre la création humaine d’une œuvre d’art et la découverte de ce qui peut s’apparenter à une œuvre d’art ». Une question d’interprétation que Muhamet résume par une formule simple : « Le hasard et la vie ». Un « hasard » qui lui apporte ses plus grandes joies lorsqu’il découvre de nouveaux motifs. Si parfois, il n’apporte aucune modification à ses pièces, il tente pour les autres d’accompagner « la symétrie et les formes pour rester fidèle aux émotions que la nature a inscrite dans le bois ». Un regard artistique qui lui a apporté la consécration en 2007, lorsque ses instantanés de bois ont été exposés au musée Il Vittoriano de Rome lors de la quadriennale d’art contemporain Leonard de Vinci. Une fierté que Muhamet relativise humblement : « Ce n’est pas mon travail qui est important, mais celui de la nature ».
« Il faut bien que les gens comprennent que je ne coupe jamais d’arbre ! Tout le bois que je récupère, ce sont des propriétaires de Shkodër ou d’Ulcinj qui me le donnent. » Source de vie, richesse des peuples méditerranéens, l’olivier peut vivre 2500 ans. Sa symbolique a pris au cours des siècles des formes multiples et l’histoire de l’Albanie peut se lire dans les cercles de ses troncs. « Les pays changent, les dirigeants passent, les enfants naissent et les générations se succèdent, l’olivier est témoin de tout cela », philosophe Muhamet.
“Même pas une dizaine à travers le monde.”
C’est en 1999, alors que le pays est encore secoué par les instabilités que Muhamet voit dans le bois d’olivier une possibilité d’assurer l’avenir de ces trois filles en lançant Eda, son atelier de fabrication. Il prend sous son aile ses deux neveux, Nead et Mirëban, et les forme au travail manuel. Nead est particulièrement fier de travailler le bois d’olivier, symbole de paix. « Des croyants des différentes religions d’Albanie nous commandent des objets. Des chapelets pour des musulmans ou des croix pour les chrétiens, c’est un sentiment très particulier de travailler le bois dans cette optique là », reconnaît-il.
Les coupes artistiques ont la préférence de Muhamet, mais c’est le travail artisanal de bijoux et objets usuels qui fait vivre la petite entreprise familiale. 90% des ventes d’Eda, sont assurées par les voyageurs de passage à Shkodër. L’olivier est l’un des arbres les plus répandus dans tout le pourtour méditerranéen et pourtant, ils ne sont pas nombreux comme Muhamet et ses neveux à travailler son bois. Des productions similaires existent bien, mais elles sont de facture industrielle. Dans le monde artisanal, beaucoup lui préfèrent d’autres essences. Selon Muhamet, ils ne sont « même pas une dizaine à travers le monde. Alors qu’on peut imaginer toutes les belles images inscrites dans tous ces arbres… »
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