Entre l’Albanie et la Grèce, la mémoire et l’oubli de la Çamëria

Monument commémorant les victimes de la répression grecque de 1944, près de Konispol @ LS
Monument commémorant les victimes de la répression grecque de 1944, près de Konispol @ LS

Courrier des Balkans – 04.01.2017 – Article

Comment peut-on être Çam ? Cette minorité albanaise d’Épire a été systématiquement chassée du nord de la Grèce après la Seconde Guerre mondiale, et le souvenir des massacres alors perpétrés reste un tabou. Aujourd’hui encore, affirmer l’identité çam demeure difficile et le sort de la région est une pomme de discorde entre Athènes et Tirana. Reportage.

Il n’est pas difficile d’entendre parler albanais dans les rues d’Asprokklisi, un petit village grec proche de la frontière. Pourtant, dans le cercle regroupé à l’entrée de l’épicerie, personne ne se présente comme Çam [Tcham], issu de cette communauté albanaise autochtone. Le mot semble même inquiéter. Les jeunes Albanais disent qu’ils ne sont pas d’ici, qu’ils sont seulement venus à la recherche d’un emploi dans la région. De fait, beaucoup travaillent dans les champs d’agrumes des alentours. Au bout de quelques minutes, toutefois, certains passants ou même des membres du groupe sont pointés du doigt, mais toute évocation directe de la Çamëria met rapidement fin aux discussions.

Mezan est l’un des seuls qui n’ait pas peur de parler. Comme tant d’autres, cet Albanais de 56 ans est parti au début des années 1990 vers Athènes dans l’espoir d’une vie meilleure. S’il a grandi en Albanie, il sait d’où il vient et pourquoi il fait régulièrement des centaines de kilomètres pour revenir ici. « Mes parents viennent de ce village, la maison où ils ont grandi se trouve ici. » En 1944, la plupart des maisons musulmanes de la communauté çam ont été données ou louées par l’État à des Grecs orthodoxes.

L’oubli de la Çamëria

Durant l’été de cette même année 1944, alors que la Grèce se libérait de l’occupant allemand, les troupes menées par le général grec Napoléon Zervas arrivèrent dans la région. Commencèrent alors des semaines de violence pour la communauté çam. Des villes comme Filat/Filiates, Parga ou Paramithi/Paramithia sont le théâtre de nombreuses horreurs : massacres, viols, tortures, incendies… Les soldats grecs se livrent aux exactions les plus cruelles. La population musulmane albanophone est collectivement accusée de collaboration avec les nazis. Selon diverses sources, entre 2 000 et 3 000 personnes sont massacrées en quelques semaines, tandis que des dizaines de milliers prennent la route de l’exil.

Fuyant l’horreur, les parents de Mezan partent à pied vers l’Albanie voisine. De nuit et à travers la forêt, leur périple se révèle particulièrement tragique. Nombreux sont les enfants, femmes ou vieillards qui meurent d’épuisement. Pour les survivants, les souffrances ne s’arrêtent pas, une fois la frontière franchie. Le régime communiste qui se met en place ne leur accorde que peu de compassion et les conditions de vie ne sont pas faciles. Les Çams trop fortunés sont aussi regardés avec méfiance comme des « bourgeois » et l’accusation de collaboration avec les nazis leur colle à la peau. « Peu de temps après leur passage en Grèce, mes parents ont tenté de revenir chez eux car la frontière était toujours ouverte mais, à leur arrivée au village, les autorités grecques ne leur ont laissé que quelques heures pour repartir. » Un départ cette fois définitif. Les parents de Mezan vécurent toute la période du régime communiste à Konispol, de l’autre côté de la frontière, dans la partie albanaise de la Çamëria.

Ces événements n’ont trouvé aucun écho international. En Albanie, il a fallu attendre le début des années 2000 pour voir émerger des publications, des associations ou de nouvelles forces politiques défendant les droits de la minorité çam, comme le Parti pour la justice, l’intégration et l’unité (PDIU). Aujourd’hui encore, beaucoup d’Albanais avouent ne pas bien connaître cette sombre page de leur histoire. La période communiste n’y a pas aidé. Dans un pays où la lutte antifasciste était glorifiée, les Çams, associés à la collaboration avec l’occupant, étaient méprisés et discriminés.

Arbën Kondi est un écrivain çam, originaire de Konispol. Depuis plus de 25 ans, ses écrits se font l’écho des souffrances de sa communauté. « Arménie, Srebrenica, Kosovo, l’opinion internationale est aujourd’hui consciente de ces massacres, mais la Çameria reste oubliée… » Fin connaisseur de l’histoire de son peuple, il tient à souligner que 1944 n’est pas la seule date tragique. « Dès 1913 et le rattachement de la majeure partie de la Çameria à la Grèce, de nombreuses violences ont été commises sur les populations locales, et elles ont perduré pendant plusieurs années. » Dans l’entre-deux-guerres, des milliers de Çams ont été poussés à l’exil, notamment vers les États-Unis et la Turquie.

Une identité toujours niée

De nos jours, des Çams vivent encore dans quelques villages où la communauté était autrefois majoritaire, mais bien peu sont restés. Objets de nombreuses discriminations, tous se montrent discrets. « Beaucoup de Çams musulmans ont changé leur nom, car ils ne veulent pas être associés à leur identité çam, mais préfèrent être vus comme des citoyens grecs ordinaires. » Mezan, lui, est fier de montrer son passeport grec avec son nom inchangé.

Si les danses et les musiques de la Çamëria jouissent d’une belle réputation dans le folklore albanais, l’identité çam passe par un fort sentiment d’appartenance à la nation albanaise, mais également par la langue. Le parler çam est l’un des quatre dialectes albanais, parmi les plus anciens et les plus riches. Il reste très pratiqué du côté albanais de la frontière mais, côté grec, la situation est plus difficile : contrairement à la minorité grecque d’Albanie, la communauté çam de Grèce se voit refuser ses droits en matière linguistique et ne dispose pas de la même liberté pour les pratiquer.

Parmi les milliers de personnes originaires de la partie grecque de la Çamëria réfugiées en Albanie, beaucoup se voient toujours refuser l’accès au territoire grec. Si des lieux de naissance comme Filat, Igoumenitsa, ou Paramithi figurent sur le passeport, les gardes frontières les renvoient directement. « Comment un pays membre de l’UE, censé adhérer à ses valeurs, peut-il refuser l’entrée à des personnes qui veulent simplement revoir les lieux de leur enfance ou déposer des fleurs sur les tombes de leurs parents ?! », s’indigne Arbën Kondi.

« Ma mère n’a jamais pu revenir », explique Mezan avec émotion. « Mon père n’est revenu qu’une seule fois au village, à la fin des années 1990. Quand il est arrivé près de la maison familiale, il a pleuré en silence. » Même si lui-même n’a pas toujours eu la vie facile en Grèce, Mezan n’éprouve ni haine ni rancune. Marié à une Çam orthodoxe de Sarandë, il est fier que sa fille, qui a grandi à Athènes, ait épousé un Grec originaire du village. Il est pourtant l’un des rares membres de la communauté çam ayant engagé des procédures légales afin de récupérer la demeure familiale, habitée par des Grecs depuis 70 ans. « Ce sont des démarches pénibles, fatigantes, je comprends pourquoi les autres ne le font pas. Moi, je tiens à revenir sur la terre de mes ancêtres. »

Athènes refuse l’internationalisation de la question

Ces revendications, les autorités grecques les rejettent en bloc. Alors que d’autres sujets opposent les deux pays, la « question çam » reste un tabou dont elles ne veulent pas entendre parler. En évoquant fin septembre 2016 un « conflit non résolu », le Commissaire à l’Élargissement européen Johannes Hahn s’est attiré les foudres d’Athènes qui refuse une internationalisation de la question et menace régulièrement de bloquer les négociations d’adhésion européenne de son voisin.

Cette situation tendue a donné lieu à de nouvelles escarmouches diplomatiques. Interviewé par la télévision grecque, fin novembre, le Premier ministre albanais Edi Rama a rappelé que la Grèce n’avait jamais aboli l’état de guerre déclaré en 1940. Un statut qui permet notamment d’éviter tout retour des familles çams déportées. Le ministre grec de la Défense, Panos Kammenos, a répondu sur un ton belliqueux, rappelant à Tirana que son pays était « prêt à la guerre ».

Alors qu’ils venaient distribuer des manuels aux enfants de la communauté albanaise dans le pays, des représentants du ministère des Affaires étrangères albanais ont été arrêtés par la police grecque. En cause, les cartes de ces ouvrages qui indiquent la répartition de la population albanaise dans les Balkans et mentionnent la Çameria : le matériel a été présenté comme de la propagande irrédentiste. Les rêves de « Grande Albanie » semblent pourtant bien minoritaires, l’essentiel des demandes de la communauté çam concerne plutôt des réparations matérielles. Arben Kondi l’assure, « même en Grèce, de nombreux intellectuels abordent en toute objectivité le sujet et demandent une normalisation. » Mais, comme sur d’autres sujets le Premier ministre Alexis Tsipras ne semble pas s’inspirer des valeurs humanistes et pacifistes de sa formation politique, mais plutôt de la politique étrangère grecque traditionnelle.

Le message officiel reste le même : les Çams, collaborateurs de l’occupant nazi, sont « des ennemis de guerre ». Si les Albanais qui s’intéressent à la question reconnaissent des actes individuels de collaboration, tous s’indignent qu’ils puissent justifier encore aujourd’hui des exactions qui ont touché sans discernement hommes, femmes, vieillards et enfants. Mezan évoque les responsabilités allemandes, « leurs chefs ont divisé et utilisé les populations locales dans leurs intérêts. » Devant le monument commémoratif inauguré en 2013 par la communauté à Kllogjer, en Albanie, il ajoute : « On ne peut pas expliquer le racisme. Dans ce village, il y a des Roms, des Valaques, des Albanais de toutes les religions, et tout le monde se respecte. Personne ne cherche à imposer sa croyance à l’autre, c’est cela le plus important. »

Le reportage original ici (abonnés).

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