Albanie : le réquisitoire sans appel d’un socialiste dissident contre Edi Rama

Edi RamaCourrier des Balkans – 01.11.2016

Courrier des Balkans – 01.11.2016 – Article

C’est une figure historique du Parti socialiste d’Albanie, mais le député Ben Blushi en a claqué la porte fin septembre et lance un nouveau parti. Il dresse un réquisitoire au vitriol contre le gouvernement d’Edi Rama : promesses non tenues, absence de vision stratégique, liens toujours plus étroits avec les milieux criminels, faillite de l’Etat de droit, etc. Entretien.

Plume remarquée des années 1990, Ben Blushi a longtemps été le rival d’Edi Rama au sein du Parti socialiste (PS) d’Albanie, dont il est resté membre durant plus de vingt ans. Très critique envers le Premier ministre, il a claqué la porte du parti à la fin du mois de septembre afin de lancer une nouvelle formation politique ouverte aux déçus de tous bords. Il dresse un bilan sans concession de l’action du gouvernement et revient sur ses promesses non tenues.

Le Courrier des Balkans (CdB) : Dès son arrivée au pouvoir, vous vous êtes montré très critique envers le gouvernement d’Edi Rama. Pourquoi quitter le Parti socialiste à l’occasion de cette nouvelle loi sur l’importation des déchets ?

Ben Blushi (B.B.) : J’ai toujours été critique envers la politique du parti, même avant son arrivée au pouvoir, parce que j’ai vu ses tendances à glisser sans cesse vers la droite et à ne pas tenir ses promesses. Après trois ans au pouvoir, le gouvernement Rama n’a tenu aucune de ses promesse en terme de lutte contre le chômage, les inégalités ou la corruption… Au contraire, la dette publique s’est envolée, l’émigration a augmenté. Ce gouvernement ne s’occupe pas des pauvres, mais des riches, c’est la principale raison de mon départ. Concernant la loi sur l’importation des déchets, c’est une question éthique. C’est une loi mise en place sous l’ancien gouvernement démocrate, qui ne cherche pas à apporter de l’emploi ou à améliorer la santé publique, mais à importer des déchets d’Italie, de France ou d’ailleurs, des déchets que ces pays ne savent pas où mettre. Cela nuit à l’image de l’Albanie, notamment en terme d’investissements économiques.

CdB : Vous avez déclaré qu’il fallait « commencer par nettoyer les partis pour pouvoir nettoyer les décharges »…

B.B. : De nos jours, la plupart des grands partis albanais ont perdu leurs objectifs. Ils ne représentent plus les citoyens, mais des petits groupes de businessmen qui ne cherchent qu’à servir leurs propres intérêts. Ils sont devenus riches grâce aux politiques qui ne font que les servir. Ce sont ces personnes qui rédigent les lois, prennent les décisions, choisissent ceux qui siégeront au Parlement ou travailleront pour l’administration. Les pauvres ne sont pas représentés dans ce pays. Pour redresser l’Albanie, il faut réformer les partis. Quand les partis se compromettent avec des criminels ou dans des conflits d’intérêts, la démocratie est un leurre.

CdB : La société civile, qui proteste contre plusieurs projets de loi affectant l’environnement, vous considère pourtant vous-même comme un membre de ce système à recycler. Que répondez-vous ?

B.B. : Ils peuvent me percevoir comme cela, mais chacun de nous doit être critiqué en fonction de ce qu’il dit et de ce qu’il fait. J’ai voté contre la loi sur l’importation des déchets, contre la loi sur l’Université et également contre celle qui aurait permis le retraitement en Albanie des armes chimiques syriennes. Je quitte le plus grand parti du pays et je compromets ma carrière politique. J’ai décidé de parler librement. Sur tous ces sujets importants, j’ai été en phase avec la société civile.

CdB : Dès son arrivée au pouvoir, Edi Rama avait dit vouloir s’attaquer avec force à la corruption. Pourtant les conflits d’intérêts publics-privés sont encore bien fréquents et Bruxelles reproche toujours aux dirigeants albanais de ne pas s’attaquer au crime organisé. Est-ce seulement possible aujourd’hui en Albanie ?

B.B. : Il faut toujours garder espoir, mais il y a très peu de signaux positifs. Edi Rama est de plus en plus proche et dépendant des groupes criminels. Il les fréquente, choisit leurs représentants comme maires, députés, les fait rentrer au parlement et au PS… Ils étendent ainsi leur influence, mais devraient amener en échange leurs clients et leurs obligés à voter pour Edi Rama aux prochaines élections. Dans un pays où l’amitié et les accords entre le Premier ministre et les groupes criminels sont si évidents, comment pouvez-vous penser que la justice fera son travail ?

CdB : À propos de la réforme judiciaire de cet été, vous avez déclaré qu’il y aurait « une réforme judiciaire mais pas de justice ».

B.B. : Je parle de faits. Le gouvernement et l’opposition étaient obligés de faire passer cette réforme sous la pression des États-Unis et l’UE. Cela ne veut pas dire qu’il y aura plus de justice. Comment le pourrions-nous dans un pays où la moitié du territoire est couverte de cannabis ?

CdB : Autre promesse non tenue du candidat Edi Rama : l’émigration. L’argent envoyé dans le pays représente toujours une part importante de l’économie, des milliers de gens continuent à tenter leur chance en Allemagne ou au Royaume-Uni. Quel message adressez-vous à ces jeunes qui ne semblent rien attendre de la classe politique albanaise ?

B.B : Je suis vraiment triste de cette situation et je considère l’émigration comme l’un de nos problèmes les plus importants. Ces jeunes ne partent pas parce qu’ils n’aiment pas leur pays, mais parce qu’ils pensent que ce pays ne les aide pas. Ils avaient beaucoup d’espoir en 2013 quand la gauche est arrivée au pouvoir, mais ils sont désabusés et voient qu’il n’y a pas de progrès, ni de justice, ni de travail. Seulement la corruption. Pour avoir un travail, il faut être membre du parti ou payer. Les étudiants qui sortent des universités partent parce qu’ils ne peuvent pas payer pour avoir un travail.

CdB : La politique de l’actuel maire de Tirana, à propos du grand parc de la capitale a donné lieu à des affrontements qu’il n’était plus habituel de voir en Albanie. Le PS est-il encore à l’écoute de la société civile ?

B.B. : Je ne le pense pas. La société civile demande un référendum sur la loi d’importation des déchets, mais le gouvernement les ignore. Les dirigeants essayent plutôt de corrompre la société civile et, de temps en temps, ils y arrivent plutôt bien.

CdB : Vous avez également été très critique sur la politique étrangère du gouvernement Rama. Pourtant l’Albanie semble être mieux considérée, notamment par ses partenaires européens. Qu’en dites-vous ?

B.B. : Je pense que le gouvernement devrait plus rechercher l’intérêt économique du pays que la gloire personnelle du Premier ministre. Edi Rama tente avant de se forger l’image d’un acteur important de la stabilité dans la région.

CdB : Vous avez été, au début des années 2000, ministre de l’Éducation. En 2016, les établissements privés sont toujours aussi nombreux, il y a un manque de soutien financier au secteur publique et de fortes inégalités dans l’accès à l’éducation. Le gouvernement a proposé une loi très libérale sur la réforme de l’Université. Quel regard portez-vous sur ce sujet ?

B.B : Le gouvernement actuel, tout comme le précédent, ont très peu fait pour l’éducation. Nous avions promis que le budget de l’éducation publique passerait à 5 % du PIB. Actuellement, c’est à peine la moitié. L’éducation publique est sous-financée et même sabotée par le gouvernement. Je ne suis pas contre l’éducation privée mais elle ne doit jamais remplacer l’éducation publique. L’État doit éduquer chacun de ses citoyens. Aujourd’hui, l’État albanais ne remplit pas ses devoirs constitutionnels en la matière.

CdB : Les projets d’hydrocentrales menacent des régions magnifiques au fort potentiel touristique, comme les vallées de la Valbona ou de la Vjosa. Quel crédit accorder au gouvernement Rama en terme d’environnement ?

B.B. : Aucun. Je n’ai pas vu la moindre action gouvernementale visant à protéger l’environnement. La loi sur l’importation des déchets parle d’elle-même. Les initiatives sont rares et inadaptées. Concernant les projets d’hydrocentrales, il faut trouver un équilibre entre la production d’énergie et la protection de la nature. Or, le gouvernement n’a aucune stratégie en la matière.

CdB : Vous avez déclaré que Rama nuisait à la démocratie. Cette critique concerne-t-elle seulement le fonctionnement interne du PS ?

B.B. : L’une des raisons de mon départ est que, selon les statuts du parti, des élections internes doivent se tenir tous les quatre ans. Nous avons eu nos dernières élections en 2009, cela fait sept ans. Pouvez-vous imaginer le PS en France sans élection interne ? C’est le fonctionnement de tout parti politique normal en Europe. Lorsque j’ai décidé de me présenter aux élections internes du parti, Edi Rama a déclaré qu’il n’y aurait pas d’élections. À la place, il a organisé un référendum sur sa propre personne. Est-ce-que François Hollande aurait pu faire cela ? La démocratie des partis est un des fondements de notre système. S’ils ne sont pas démocratiques cela peut mener au pire.

CdB : Quel soutien au sein du PS avez-vous obtenu depuis votre départ ? Quelle force politique pensez-vous représenter ?

B.B. : Beaucoup de socialistes sont venus me voir et veulent me rejoindre. Nous allons créer un nouveau projet politique, avec les déçus de tous les partis, de gauche et de droite. Edi Rama a viré tellement à droite que nous serons bien sûr sur sa gauche.

Cdb : Edi Rama a poursuivi beaucoup de réformes entamées par le gouvernement Berisha. À l’image d’autres pays européens où les deux principaux partis de gouvernement semblent se rapprocher, une véritable politique de gauche est-elle possible aujourd’hui en Albanie ?

B.B. : Bien sûr. La crise financière des dix dernières années a montré que sur les questions de concentration des pouvoirs et de l’argent, de pauvreté et d’éducation, la gauche répond mieux. L’un des plus gros problèmes en Albanie est l’égalité des chances, qui doit être garantie par l’État et la justice.

Cdb : L’Albanie est aujourd’hui officiellement candidate à l’UE. Quelle est sa marge de manœuvre ?

B.B. : Je ne pense pas que ce soit l’UE ou les États-Unis qui nous obligent à importer des déchets, à faire entrer des criminels au Parlement ou à augmenter notre dette publique de 10 %. Ils ne décident pas de notre politique. Si l’on regarde la Grèce, elle a connu une situation économique extrêmement difficile ces dernières années, mais les Grecs n’émigrent pas comme les Albanais. Ils ont l’espoir que leur situation s’améliorera d’ici quelques années. Nos citoyens, eux, n’ont pas cet espoir. Ils partent, car il ne voient pas d’avenir ici.

L’entretien original ici (abonnés).

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