
Tribune de Genève – 09.02.2022 – Article
Les jeunes du nord-est de l’Albanie émigrent en masse vers les côtes britanniques pour fuir la misère. Le sujet empoisonne les relations entre Londres et Tirana.
Les matchs de foot le dimanche : c’est l’une des seules distractions pour les jeunes hommes de la région de Kukës. Faute de perspectives, la jeunesse quitte massivement les montagnes arides qui entourent cette ville sans charme du nord-est de l’Albanie. «Ici, le salaire, c’est 250 francs suisses par mois, pour 8 heures de travail par jour, sept jours sur sept…», se désole Hasan, dans un stade de la ville flambant neuf, mais aux trois-quarts vide.
En 2019, ce natif de Kukës a payé 14’000 francs pour se cacher dans un camion à Calais, et entrer en Grande-Bretagne. Revenu il y a quelques semaines dans la grisaille de sa ville natale, ce jeune de 28 ans pense déjà repartir. «Ici, la plupart des gens n’ont aucune sécurité financière. Les salaires ne permettent pas de fonder une famille, ni de payer un loyer et les factures chaque mois…»
Comme Hasan, la plupart des garçons qui s’ennuient devant les télévisions des cafés enfumés n’attendent rien d’autre que de fuir la corruption et les salaires de misère de l’Albanie. Les vitrines des magasins de Kukës témoignent de l’exode en cours : des lignes de bus pour l’Allemagne, des aides pour obtenir un visa, des conseils juridiques en anglais…
«Le seul espoir, c’est de partir»
«L’espoir est mort en Albanie, on n’a plus aucun espoir que les choses s’améliorent ici», résume gravement Dull, emmitouflé dans sa doudoune. À 18 ans, ce grand brun élancé travaille dans le principal restaurant de la ville. «Le seul espoir qu’il y a, c’est de partir.» Depuis quelque temps, l’émigration vers la Grande-Bretagne est devenue le but ultime de cette jeunesse albanaise sans le sou. Sur TikTok, les «stories» anglaises des compatriotes partis ces dernières années font miroiter une vie luxueuse et facile, à des années-lumières de la morosité miséreuse de Kukës.
Pour réaliser leur rêve, les jeunes Albanais n’hésitent pas à mettre leur vie en danger, en embarquant sur les bateaux pneumatiques des passeurs depuis le nord de la France. En un an, ils ont été ainsi plus de 15’000 à franchir la Manche, soit près d’un tiers des traversées. Les Albanais sont aujourd’hui la première nationalité parmi les arrivées illégales sur le sol britannique.
Il y a quelques semaines, Dull faisait partie des candidats au départ sur les plages de Dunkerque. «Cette nuit-là, on était environ 2 000 jeunes Albanais à attendre pour passer en Grande-Bretagne. Ça devait me coûter entre 3 et 4 000 pounds. Mais bon, il y a eu beaucoup de contrôles, les bateaux ont été saisis par la police française, et on n’a pas pu partir. Mais dès que ce sera possible, je repartirai.»
Réseaux de trafiquants
Face au nombre record de «small boats», certains politiciens britanniques n’ont pas hésité à parler «d’invasion», dans une surenchère médiatique aux relents xénophobes. En décembre, Londres a annoncé un traitement accéléré des demandes d’asile albanaises ainsi que des renvois massifs vers Tirana. Pas sûr cependant que cette politique répressive suffise à dissiper le rêve anglais de la jeunesse de Kukës.
«L’espoir est mort en Albanie.» Dull, 18 ans
«Selon la Banque Mondiale, 70 % des Albanais sont en situation de risque de pauvreté relative, et le nord-est du pays est particulièrement concerné», explique le démographe Ilir Kalemaj. «L’une des seules solutions pour cette jeunesse non qualifiée, c’est de s’endetter pour payer les passeurs, et aller travailler au noir en Angleterre, où une petite partie d’entre eux va malheureusement être employée dans les serres de cannabis.»
Alors que les zodiacs se succédaient sur la Manche, le ton n’a cessé de monter entre les gouvernements britannique et albanais, chacun se rejetant la responsabilité du pic migratoire. Mais derrière cette crise diplomatique inédite, Londres s’inquiéterait aussi de la montée en puissance des trafiquants albanais sur son territoire. «Nous, on est un petit peuple, et on n’est pas des criminels comme le prétend le gouvernement anglais, surtout, en Angleterre, il y a des organisations criminelles bien plus puissantes que les petits groupes albanais», s’indigne Altin, lui aussi natif de Kukës.
Ce trentenaire a payé 13’000 francs pour monter dans un camion et travailler quelques années dans le BTP à Birmingham. Selon lui, l’exode actuel est aussi amplifié par les relations troubles qu’entretient la classe politique albanaise avec le crime organisé. Les affaires mêlant de hauts responsables albanais avec le milieu criminel font régulièrement la une à Tirana.
«Ici en Albanie, le crime organisé est bien plus dangereux qu’en Grande-Bretagne…», souffle Altin. «C’est aussi pour ça que les jeunes veulent partir! Il n’y a pas de sécurité ici. Mais la réalité en Angleterre n’a rien à voir avec la vie de rêve qu’on espère.» Selon des ONG britanniques, plusieurs centaines de mineurs albanais auraient disparu de leurs centres d’accueil ces derniers mois. Ces enfants auraient été kidnappés devant les portes de leurs hôtels par les trafiquants de drogue.
Le reportage sue le site de la Tribune de Genève.