
La Tribune de Genève – 10.10.2022 – Article
La capitale du Kosovo accueille une biennale d’art contemporain jusqu’à la fin du mois. Un événement qui résonne avec les aspirations européennes de la jeunesse.
Pendant des années, ses cinq étoiles visibles dans le lointain et le marbre de ses chambres ont fait la fierté des habitants de Pristina. L’élite politique kosovare avait ses habitudes dans les salons grandioses du Grand Hôtel. Mais avec le conflit des années 1990, les portes du «Grand» ont fermé. Privatisé, l’édifice a été laissé à son délabrement. Sa masse sombre, en plein cœur de la capitale, témoigne d’un encombrant passé yougoslave que personne n’osait raconter.
Depuis fin juillet, et jusqu’à la fin du mois, le Grand Hôtel renoue avec sa grandeur passée grâce aux artistes invités par Manifesta 14, une biennale de création contemporaine nomade. «On s’est vraiment battu pour ces lieux publics!» s’exclame Dardan Hoti, attaché de presse de l’événement. «Le Grand Hôtel comme d’autres lieux de la biennale étaient inaccessibles puisqu’ils avaient été privatisés, fermés, abandonnés, parfois utilisés comme déchetterie… Aujourd’hui, quand je vois comment ces lieux ont été revitalisés et sont ouverts à tous, c’est vraiment une fierté.»
Avide de nouveautés
Dans un après-guerre marqué par un capitalisme débridé, Pristina a souffert du développement urbain chaotique, et les rares lieux culturels ont payé un lourd tribut. Alors que sa population affiche une moyenne d’âge de 28 ans, la capitale kosovare ne compte qu’un unique musée et une seule galerie officiels. «Depuis quelques années, le regard des habitants sur les lieux publics a changé», constate Nita Zeqiri, directrice de Galeria 17, associée à la biennale. «Ils ont réalisé que ces lieux n’étaient pas uniquement réservés aux institutions et qu’ils étaient en droit de les réclamer pour leur propre usage.»
Permettre aux habitants de se réapproprier l’espace public grâce à l’action artistique, c’est l’objectif de cette quatorzième édition de Manifesta. Grâce à la biennale, plusieurs lieux désaffectés ont été transformés, ici, en médiathèque, là, en futur centre d’art contemporain.
Une évolution qu’applaudit la bouillonnante jeunesse de Pristina, avide de nouveautés. Dans les immenses couloirs du Grand hôtel, les jeunes se pressent pour découvrir les œuvres d’une centaine d’artistes locaux et internationaux. Leurs installations questionnant l’identité, l’émigration ou le rapport à la nature, résonnent fortement chez les nouvelles générations.
L’écho médiatique international de la biennale permet aussi au Kosovo d’affirmer son identité européenne, quatorze ans après la proclamation de son indépendance. «On sait que l’image du Kosovo n’est pas très bonne à l’étranger», regrette ainsi Anita, 25 ans, devant une installation qui reprend des poèmes albanais. «Mais quand les visiteurs viennent ici, leur perception change complètement. Ils réalisent qu’il n’y a pas de tensions liées à la guerre, et que les gens ont beaucoup changé. Aujourd’hui, nos aspirations sont évidemment européennes, et on attend cette libéralisation des visas!»
Jeunesse europhile
Cette libéralisation des visas, maintes fois annoncée par les responsables de l’Union européenne, est vécue comme une injustice au Kosovo. Alors que les Kosovars sont souvent présentés comme les plus europhiles du continent, ils sont les seuls à ne pas pouvoir voyager librement en Europe. Cinq pays membres de l’Union européenne ne reconnaissent toujours pas l’indépendance du pays, et bloquent ses perspectives d’adhésion.
Des frustrations, mais aussi une foi dans l’avenir qu’expriment avec talent les artistes kosovars, dont les œuvres comptent pour 39% de celles présentées lors de cette biennale. «Il faut inclure le Kosovo et les pays des Balkans occidentaux dans une Europe démocratique», plaide Hedwig Fijen, fondatrice et directrice de Manifesta. «Parce qu’on le voit avec la guerre en Ukraine: on ne peut pas se permettre de dire non à cette jeune génération qui est si positive à propos de l’Europe et de la maintenir dans cette grande prison.»
Alors que le dialogue entre la Serbie et son ancienne province est toujours au point mort, la France et l’Allemagne font actuellement pression sur les dirigeants des deux pays afin de parvenir à une reconnaissance mutuelle. Une normalisation qui est attendue avec impatience par la jeunesse de Pristina.
Le reportage sur le site de La Tribune de Genève.