
Libération – 13.04.2022 – Article
L’ancienne porte-parole de la procureure du Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie dresse des parallèles entre les logiques de Milosevic et de Poutine, et explique les défis qui attendent la justice internationale après la guerre en Ukraine.
Journaliste et écrivaine, spécialiste de la justice internationale, Florence Hartmann fut porte-parole de la procureure du Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie et du parquet du TPI pour le Rwanda. Elle dresse aujourd’hui des parallèles entre les logiques guerrières de Slobodan Milosevic, accusé de crimes contre l’humanité et de génocide en Yougoslavie, et de Vladimir Poutine. Elle explique les défis qui attendent la justice internationale pour juger les responsables des crimes commis en Ukraine.
Au vu des images et des récits qui nous parviennent d’Ukraine, faites-vous des parallèles avec les conflits en ex-Yougoslavie ?
Bien sûr, et ce qui est le plus révoltant, c’est que cela se produise à nouveau à proximité de nos propres pays. Il y a une dimension militaire, certes, mais on voit bien que la guerre habille des attaques délibérées contre les civils. Certaines images sont frappantes parce que même géographiquement, les lieux se ressemblent : on pense à Vukovar, à la Bosnie… Le massacre des civils, comme à Boutcha, fait penser à toutes les villes qui ont été «purifiées ethniquement», comme on disait à l’époque.
Le procureur général de la Cour pénale internationale a ouvert une enquête sur le conflit en Ukraine. Comment établit-on des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité ?
Il faut absolument recueillir le maximum d’informations et travailler le plus vite possible pour ne pas perdre les éléments de preuves qui permettront de parvenir à condamner les responsables. Le fait que le procureur aille sur le terrain tout de suite, c’est très important. Cela montre que ces crimes ne resteront pas impunis. Il y a les témoignages, mais il y a aussi le type d’armes employées pour savoir si ce sont des attaques délibérées contre les civils ou si elles ont lieu dans le cadre d’une action militaire, parce que ça sera l’élément utilisé par la défense si un jour il y a des procès. J’ai envie de dire que l’existence de la justice internationale depuis les années 90 aurait dû avoir un effet dissuasif sur les crimes de masse. Or, ils continuent à se répéter.
Ce travail d’enquête vous paraît-il plus simple aujourd’hui ?
Ce n’est jamais simple. C’est extrêmement difficile et la justice travaille dans le temps long. A première vue, on peut se dire oui parce qu’il y a une assistance qui manquait énormément sur l’ex-Yougoslavie ou sur le Rwanda. On l’a vu dans le cadre de Boutcha : pouvoir donner des images satellite qui disent «au moment des crimes, c’était bien telle armée», c’est déjà un grand élément pour l’enquête. Mais sera-t-il possible d’interroger les membres des unités ou des bataillons qui étaient présents pour pouvoir établir la responsabilité et construire des actes d’accusation ? Ça, on ne sait pas, parce que la Russie ne coopérera sans doute pas avec la justice internationale.
Vous avez beaucoup travaillé sur l’ancien président serbe Slobodan Milosevic, y a-t-il des similitudes entre sa stratégie et celle de Vladimir Poutine ?
Il y a des parallèles extrêmement frappants dans la propagande, dans la manière de justifier l’invasion, de désigner l’ennemi, dans la volonté de posséder le territoire ou de posséder l’autre. D’ailleurs, Poutine lui-même fait très souvent des références à l’ex-Yougoslavie. Le Donbass et les républiques de Donetsk et de Louhansk, ça ressemble exactement au mécanisme préparatoire de prise de contrôle de territoire qu’a fait Milosevic dans les années 90. C’est vrai que l’ampleur est différente. La puissance de Poutine est différente. Il a l’arme nucléaire. Mais il y a énormément de correspondances.
Les Ukrainiens aimeraient le voir comparaître devant la justice internationale. Mais est-ce que la diplomatie ne va pas prendre le pas sur la justice ?
On a souvent tendance à penser qu’on ne peut pas inculper un chef d’Etat en exercice. Or, Milosevic a été inculpé en tant que chef d’Etat en exercice pour le Kosovo en 1999. On peut envisager que Karim Khan, le procureur de la CPI, soit en position de faire une inculpation dans les semaines qui viennent. Mais la difficulté pour nos gouvernements, c’est : qu’est-ce qu’on fait si jamais Poutine est inculpé ? Est-ce qu’on pourra s’asseoir avec quelqu’un qui est inculpé de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité ? Est-ce qu’on laissera le temps de la justice et le temps de la diplomatie se développer librement par rapport à la nécessité du travail de chacun ? Je pense qu’il ne faut pas mettre de morale là-dessus et qu’il faut peut-être se préparer à l’idée que nos dirigeants pourraient, si c’est nécessaire pour un accord de paix, s’asseoir avec quelqu’un qui est inculpé. Poutine ne sortira probablement pas de Russie, donc il ne sera peut-être jamais jugé, mais il y a aussi toute la chaîne de commandement. Il faut faire comprendre aux soldats sur le terrain qu’eux-mêmes ne pourront plus jamais sortir de leur pays ni dormir tranquilles. Parce que, où qu’ils se rendent, ils pourront un jour être arrêtés.
L’entretien sur le site de Libération.