En Bosnie-Herzégovine, le spectre d’une « sécession serbe qui ne dit pas son nom »

Libération – 17.11.2021 – Article

En annonçant la création d’une armée autonome, le chef politique des Serbes, Milorad Dodik, a franchi un cap. Le risque d’un retour du conflit, près de trente ans plus tard, sème le trouble dans le pays.

«Ici, on se rencontre tous les jours entre Serbes et musulmans. On se parle et on vit bien ensemble. Comme des citoyens normaux ! Mais quand on écoute les discours politiques, on ne sait pas ce qu’il peut arriver… Il suffirait d’un incident ou deux pour que…» Le regard inquiet, Hatidza ne finit pas sa phrase. Elle laisse les mots en suspens, comme pour chasser les vieux démons tapis dans l’ombre de ces immenses forêts bosniennes, toujours parsemées de mines. Comme tant d’autres, cette épicière de 39 ans craint de réveiller des traumatismes trop présents.

Enveloppé par des montagnes brumeuses, son petit village de Praca, où se côtoient une mosquée et un monastère orthodoxe, est coupé en deux par une «frontière» invisible. Celle qui sépare les deux entités du pays : la Fédération croato-bosniaque et la République serbe de Bosnie. Une ligne tracée par l’idéologie meurtrière du nettoyage ethnique et qui enflamme à nouveau la rhétorique des partis nationalistes, vingt-six ans après la fin d’une guerre fratricide qui a fait plus de 100 000 morts et deux millions de déplacés.

Ces discours de haine qui font l’apologie de la division, Milorad Dodik les tient depuis si longtemps que beaucoup ne le prennent plus au sérieux. Négationniste et autoritaire, le chef politique des Serbes de Bosnie règne en maître sur sa petite Republika Srpska (RS) et son 1,2 million d’habitants depuis presque vingt ans. Tout au long d’une carrière marquée par la glorification des criminels de guerre, Dodik n’a cessé de vouer aux gémonies un Etat central qu’il copréside pourtant aux côtés de ses homologues bosniaque et croate. Début octobre, ses habituelles provocations sécessionnistes ont franchi un nouveau cap, semant le trouble à Sarajevo. Le chef des sociaux-démocrates de Bosnie (SNSD) a ainsi annoncé que la RS allait se retirer de plusieurs institutions fédérales et créer sous peu ses propres systèmes judiciaire et financier et, surtout, une armée autonome. Des annonces lourdes de conséquences qu’il a lancées depuis la très symbolique ville de Pale, l’ancienne capitale des Serbes de Bosnie lors de la guerre civile entre 1992 et 1995.

«Un truc de politicien»

Dans le froid humide du matin, seuls les drapeaux serbes ramènent un peu de couleurs aux larges avenues ternes et silencieuses de Pale. Ici, on ne se presse pas de commenter «cette sécession qui ne dit pas son nom», comme l’a dépeinte Christian Schmidt, le Haut Représentant de la communauté internationale dans le pays. Pourtant, depuis plusieurs semaines, le risque de reprise du conflit monopolise les débats télévisés et le mot «guerre» s’affiche en une de tous les médias. «Serbes comme musulmans, tous mes clients me disent qu’ils sont mécontents de cette situation politique, assure Mladen, un chauffeur de taxi de 38 ans qui parcourt régulièrement les 20 kilomètres séparant Pale de Sarajevo. Mais je ne crois pas à ces menaces de sécession. C’est juste un truc de politicien pour ne pas parler des vrais problèmes : les gens n’ont pas assez d’argent pour manger !» Alors que l’économie bosnienne ne s’est jamais remise de l’implosion de la Yougoslavie socialiste, la crise liée à la pandémie de Covid-19 a encore un peu plus assombri le tableau social. A un an des élections nationales, Dodik joue-t-il une nouvelle fois la carte ultranationaliste pour se sauver, lui et son parti ?

Pour Stefan, la réponse ne fait aucun doute. Emmitouflé dans son blouson d’hiver, ce jeune patron de restaurant n’en peut plus de la mainmise du clan Dodik sur une Republika Srpska toujours plus pauvre et inégalitaire. «Il a peur de devoir rendre des comptes à la justice sur ses activités criminelles et les milliards qu’elles lui ont permis d’accumuler. C’est la seule raison des tensions actuelles ! lance le jeune homme de 28 ans, sans hésitation. Avec leurs journaux télévisés, ils lavent le cerveau des gens. Mais personne ne sait de quoi demain sera fait à cause de cette classe politique. Rien qu’en Republika Srpska, plus de 50 000 personnes ont émigré ces sept dernières années. Et on est un petit pays…» Qu’elle soit serbe, musulmane ou croate, c’est la jeunesse bosnienne dans son ensemble qui fuit le clientélisme d’une société soumise aux quotas ethniques hérités des accords de paix de 1995. Le visa pour l’Allemagne est devenu l’un des seuls espoirs de bâtir une vie digne, loin de la «camisole» bureaucratique des accords de Dayton qui ont consacré les principes des nationalistes.

Dans son salon de coiffure au rez-de-chaussée d’un bâtiment grisâtre, Dragana a fixé une règle : interdiction de parler de politique. «Ça me rend nerveuse», explique cette brune de 48 ans, avant de prendre ses ciseaux et de s’attaquer à une énième coupe de footballeur. Si les débats politiciens lui font horreur, l’idée d’une séparation de la République serbe du reste du pays ne la choque pas. «Pourquoi ne pas le faire ? C’était la même chose avec la guerre : ils voulaient leur pays et nous le nôtre. Aujourd’hui, on n’entend que parler de Srebrenica tout le temps, et ça ne fait que semer plus de haine. Il faudrait qu’on se sépare pour en finir.» Avant de quitter son poste cet été, le Haut Représentant international sortant a fait passer une loi punissant la négation du génocide de Srebrenica. Une décision qui a ulcéré Dodik qui, depuis, boycotte les institutions fédérales, plongeant l’Etat central un peu plus dans la paralysie.

Statut de bourreaux

Mais il n’y avait pas besoin de cette nouvelle «crise» pour diviser une société de moins en moins multiculturelle. Depuis vingt-six ans, les trois principaux partis s’agrippent au pouvoir avec «l’ethnonationalisme» comme unique programme. Conséquence : musulmans, Serbes ou Croates ne partagent souvent plus grand-chose avec leurs voisins. S’ils sont probablement une majorité en RS à souhaiter la fin du régime de Dodik, ce dernier peut néanmoins compter sur le ressentiment de ses électeurs. «Toute cette situation de merde, c’est les Etats-Unis et l’Europe qui l’ont causée en soutenant les musulmans pour leurs propres intérêts, peste un retraité de Pale qui ne veut pas dire son nom. Ici, c’est la Serbie, et la sécession, c’est la voie normale à suivre. Mais il n’y aura pas de guerre. Certains l’invoquent simplement parce qu’ils ne veulent pas résoudre les problèmes.» Avec sa posture bien droite et son regard glacial, le retraité de 60 ans incarne l’esprit de certains Bosniens dont on parle peu. Qu’ils aient été, comme lui, expulsés de Sarajevo ou de la Krajina (région serbe de Croatie dont les habitants ont été chassés en 1995) durant la guerre, beaucoup de Serbes de Bosnie fulminent d’être réduits au statut de bourreaux.

Après Pale et Praca, la route zigzague le long d’une rivière boueuse avant de grimper au milieu des forêts de bouleaux. 40 km plus loin, Gorazde, ses mosquées, sa rivière et ses usines apparaissent sous les nuages. Au sommet des collines, les mortiers yougoslaves, vestiges du siège qu’a connu la ville, sont aujourd’hui des objets de commémoration. Mais leur orientation menaçante rappelle aussi combien cette dernière est enclavée en Republika Srpska. Sirotant un café avec ses amis, Hamet, 64 ans, regarde tristement les flots de la Drina. «Ce n’est pas seulement de la rhétorique. En sous-main, grâce à l’aide de la Russie, cette sécession est en train de prendre forme, déplore cet ancien directeur d’un centre de santé de la ville. Mais ça ne pourra arriver que par la guerre. Il faudrait que les citoyens des trois communautés réagissent et s’unissent pour s’opposer à la dérive actuelle.»

Une communauté internationale divisée

Le récent renouvellement du mandat de l’Eufor et ses quelque 700 soldats ne tranquillise pas les quatre amis. Alors que les douloureux souvenirs du siège remontent, ils se rassurent avec les garanties du soutien américain. Ils font surtout confiance au fidèle allié des heures sombres : l’humour. «N’en déplaise à Dodik, je suis né et je mourrai à Gorazde, plaisante Hamet avant d’évoquer son passé de boxeur amateur. Il peut toujours venir, je l’attends !»

Des rires et de l’insouciance, c’est encore ce qui domine dans les rues animées de Sarajevo. Mais en privé, tout le monde déclare connaître quelqu’un qui a récemment renouvelé son passeport ou retiré des économies. Au cas où… D’autant plus que, chez les nationalistes croates du pays aussi, le désir d’autonomie fait son chemin. Face à la résignation ambiante, un petit groupe de Sarajéviens manifeste chaque lundi. Ils espèrent encore que les organisations internationales feront respecter la Constitution du pays.

«Il faut sanctionner les politiciens qui parlent de guerre ! s’énerve Jasminka, 58 ans, une banderole à la main devant la délégation de l’Union européenne. Il faut que les internationaux fassent respecter les droits des citoyens et qu’ils ne cèdent pas à ces logiques tribales !» Mais que pourront obtenir les Bosniens d’une communauté internationale plus divisée aujourd’hui qu’il y a trente ans ? Entre-temps, le poison d’un nationalisme haineux que certains croyaient cantonné aux Balkans a contaminé la plupart des sociétés occidentales. Les autocrates comme Dodik en profitent pour mener la danse. Surtout qu’à Belgrade, la police d’Aleksandar Vucic protège des fresques murales en l’honneur de Ratko Mladic, le chef militaire des Serbes de Bosnie pendant la guerre, condamné pour génocide. Une évolution qu’on applaudit doucement à Moscou, où on espère un jour laver l’affront des années 90.

Le reportage sur le site de Libération.

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