
Libération – 03.03.2021 – Article
Après le refus de leur demande d’asile en France, Ina et ses filles se sont résignées, mi-janvier, à retourner en Albanie avec le dispositif proposé par l’Office de l’immigration et de l’intégration. «Libération» les a suivies, depuis le premier jour de leurs démarches jusqu’à leur arrivée dans leur pays d’origine.
Écrit avec Gurvan Kristanadjaja
Pour les étrangers en situation irrégulière en France, le parcours vers un titre de séjour est souvent long et épuisant. Il faut courir les rendez-vous, appeler des numéros qui ne répondent pas, remplir d’innombrables dossiers dans lesquels il manque toujours un document, pour parfois se voir refuser l’accès à des papiers. Le tout dans une précarité certaine, tant il est difficile pour ces exilés de trouver un travail et un toit. Après quelques années de vie en France, certains finissent par solliciter un retour volontaire dans leur pays d’origine. L’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii) rend ces démarches possibles depuis 2005, et accorde en échange une petite somme d’argent (autour de 300 euros par personne, jusqu’à 1 850 euros). En 2020, plus de 4 000 étrangers ont fait cette demande, pour beaucoup des demandeurs d’asile déboutés et des «dublinés» (menacés d’expulsion car ils ont fait une demande d’asile dans un autre pays européen, ce qui est contraire au règlement de Dublin). Pour comprendre ce qui pousse ces personnes à vouloir rentrer dans leur pays, Libération a suivi une famille depuis le premier jour de ses démarches en France jusqu’à son retour au pays.
14 janvier 2021 : «C’est en France que je me sens chez moi»
Ina et ses quatre filles se sont présentées avec un peu de retard à leur rendez-vous à l’Ofii. Pour cette mère de famille albanaise sans travail, chaque déplacement requiert une organisation millimétrée. Elles sont hébergées depuis quatre ans par le 115 dans la commune de Châtillon-d’Azergues, dans le Rhône, à une trentaine de kilomètres des bureaux lyonnais de l’Ofii. C’est un beau cadre pour élever des enfants : un petit village du XIIe siècle, perdu dans les reliefs du Rhône. Mais dès qu’il faut se rendre à la grande ville, c’est l’expédition. Il faut marcher, prendre le bus, puis le train… et tout cela avec quatre filles âgées de 3 à 11 ans, dont une en poussette.
Ce trajet, la famille l’effectue peut-être pour la dernière fois ce jeudi. Ina vient déposer une demande de retour en Albanie, à Elbasan précisément, d’où elle est originaire. Pour la mère, qui a quitté son pays en 2013 parce qu’elle ne s’y sentait pas «en sécurité» («Un homme voulait profiter de moi», dit-elle pudiquement), c’est une décision difficile à prendre. Mais elle assure qu’elle n’a «pas le choix». «Je suis séparée du papa de mes enfants. Lui, il est retourné en Albanie, et il menace de prendre mes filles. Il faut que je rentre pour faire les démarches du divorce et régler la garde. Je ne peux pas faire ça en France, car je n’ai pas de papiers», explique la mère de 26 ans, cheveux bruns et yeux verts perçants, dans un bon français. Ses demandes d’asile en France et en Allemagne ont été rejetées. Depuis qu’elle a été définitivement déboutée en 2019, elle est en situation irrégulière, et donc sous la menace d’une expulsion.
Si ses deux cadettes nées en France sont encore trop jeunes pour comprendre ce qui se trame, les aînées, elles, sont lucides. «Je ne veux pas rentrer en Albanie. Je pensais que j’allais terminer mes études ici. Je suis habituée à la vie en France», regrette Zerina, la plus grande, 11 ans. Yasmina, 9 ans, yeux de sa mère et masque TikTok à la mode sur le nez, abonde : «Ben oui, maman, pourquoi on doit partir ?» La famille n’est pas retournée au pays depuis cinq ans. «Mes filles ne sont pas d’accord avec mon choix», glisse Ina. Qui assure les comprendre : ses enfants n’ont presque connu que la France, y ont noué des amitiés à l’école, et se sentent finalement plus françaises qu’albanaises. D’ailleurs, quand Ina leur parle dans sa langue maternelle, elles répondent en français. Elle-même le reconnaît, «l’Albanie n’est pas un bon pays pour grandir». Il y a cinq ans, elle a essayé de vivre en Allemagne, mais c’est la France qu’elle préfère, sans qu’elle sache pourquoi : «Une question de ressenti, c’est ici que je me sens chez moi.»
A l’Ofii, la famille est accueillie par une agente dans un petit box façon Pôle Emploi. Ina sort un épais classeur vert, qui contient tous les papiers qu’elle a accumulés en France. «Pour la réservation des billets, j’ai besoin des passeports», précise l’agente de l’Ofii. «Vous allez réserver les billets maintenant ?» s’inquiète la mère de famille. «Ça va prendre du temps tout ça, hein ? On ne va partir que dans trois ou quatre mois, j’espère…» demande-t-elle, finalement pas tout à fait certaine de vouloir vraiment y aller. «Pour le retour, vous aurez 300 euros par personne comme pécule. Ce sera un solde qu’on vous donnera dans votre pays», poursuit l’agente. La mère de famille albanaise semble découvrir que l’on touche de l’argent pour ces démarches. «Mais je pourrai vraiment retirer cet argent à l’aéroport en Albanie ?» interroge-t-elle. L’agente acquiesce. Elle lui montre l’écran d’ordinateur : «Vous allez avoir 1 500 euros pour vous toutes.»
Au moment de quitter les locaux de l’Ofii, Ina semble soulagée, ses filles résignées. Elle attend le dernier moment pour prévenir le foyer de son départ, de peur d’en être expulsée. Désormais, son avenir dépend d’un coup de téléphone lui annonçant un vol imminent pour Tirana, la capitale de son pays natal.
16 février : «Ça va et ça va pas»
Le téléphone a sonné il y a trois jours. «Vous prendrez le vol Pegasus numéro XXXX de 12h35.» En attendant, la famille a élu domicile dans un foyer d’hébergement temporaire de l’Ofii, dans le VIIIe arrondissement de Lyon, dernière étape avant l’Albanie. Les filles ont débarqué avec toutes leurs valises et quelques sanglots. La pièce est spacieuse et propre, mais au fond peu importe, car tout ça n’est que temporaire. Quand on lui demande comment elle se sent, à la veille du grand départ, Ina répond : «Ça va et ça va pas.» Sa version du «comme ci comme ça».Lundi, elle a dû annoncer aux maîtresses des enfants qu’elles rentraient en Albanie. «Elles étaient très tristes, les filles aussi… Elles m’ont dit : “Si t’as besoin de quelque chose, on peut t’aider.” Ça m’a fait plaisir.»
Elle règle les derniers détails avant son arrivée à Tirana : à l’aéroport, sa mère viendra la chercher. Ina est désormais convaincue que son retour au pays n’est que temporaire. «Je vais finir toutes mes démarches là-bas, demander le divorce. Et quand ça sera terminé, on retournera en France. En Albanie, ce n’est pas une vie pour moi, ni pour les enfants. L’école n’est pas bonne, il n’y a pas de travail», explique la jeune femme.
17 février : «Je suis prête»
Ce mercredi matin, les filles ont été reçues à l’aéroport de Lyon par l’Ofii, qui leur a souhaité «bon voyage». Juste avant de décoller, Ina nous envoie un message : «C’est bon, je suis prête.»
21 février : «On cherche tous ailleurs une vie meilleure»
Voilà quatre jours qu’Ina et ses filles sont arrivées en Albanie. Le voyage s’est bien passé, même si Zerina, l’aînée, avait «hâte de toucher terre». La famille est d’abord allée chez la mère d’Ina, à Durrës, le principal port et la deuxième ville d’Albanie. L’occasion pour les filles d’oublier un peu ce départ difficile de la région lyonnaise : le long du front de mer, elles sont allées à la fête foraine locale. Yasmina, 9 ans, se sent «si libérée ici», car le port du masque n’est pas aussi strict qu’en France.
Ce dimanche après-midi, les filles reviennent tout juste à Elbasan, la ville où Ina a grandi avec ses grands-parents, dans le centre du pays. La maison se trouve tout près du centre-ville, dans une ruelle tordue aux murs blancs. On y entre par une petite cour où chantent des chardonnerets en cage, et on s’assoit sur les canapés beiges dans le salon. Quatre générations sont présentes : Ina et ses filles, sa mère, ses grands-parents, son oncle et sa fille. Tout le monde rigole et écoute Arita, la petite dernière âgée de 3 ans, décrire dans de longues phrases en français sa copine de Châtillon, Elsa. Est-ce que quelque chose leur manque déjà de la France ? «Tout !» répondent les enfants en chœur.
Ina ne compte pas rester longtemps à Elbasan : «C’est juste pour les papiers du divorce, comme je suis inscrite à la mairie ici. Mais on va habiter chez mes parents à Durrës.» Les aînées commencent à raconter les différentes étapes de leur périple depuis leur dernier départ d’Albanie. Dans le fond de la pièce, la mère et les grands-parents écoutent attentivement. On dirait qu’ils comprennent le français, car ils hochent souvent la tête, l’air désolé. Depuis la chute de la dictature stalinienne en 1991, l’Albanie a connu plusieurs vagues d’émigration massive. Des départs poussés par la pauvreté, la corruption, le manque de confiance dans les institutions locales. Entre 2009 et 2019, plus de 196 000 Albanais ont déposé une demande d’asile au sein de l’Union européenne. Selon l’institut national des statistiques, plus d’1,5 million d’entre eux vivent aujourd’hui à l’étranger, contre un peu moins de trois millions au pays. «On cherche tous ailleurs une vie meilleure», résume Ina.
Tout d’un coup, on frappe au portail. Ina se lève et rapidement, on l’entend élever la voix et refermer brusquement la porte. Elle revient, et s’allume une cigarette slim Trokadero prise à son grand-père : «Et voilà, c’est mes soucis qui recommencent. On pense qu’on les oublie avec la cigarette…» La famille de son ex-mari habite le même quartier. Ina explique qu’ils cherchent à récupérer les quatre filles, car en Albanie, la tradition veut que ce soit la famille du père qui garde les enfants. C’est pour ça qu’Ina préfère ne pas rester à Elbasan, mais plutôt retourner dès le lendemain chez sa mère, à Durrës.
La conversation se fait à nouveau plus gaie grâce aux blagues des enfants. Assise sur une chaise au fond du salon, Adelina, la grand-mère, couve Ina d’un œil tendre. La jeune femme souffle : «C’est difficile de rentrer comme ça, dans ces conditions compliquées, où ce sont mes proches qui doivent m’aider. Là, c’est du stress pour ma famille aussi.» Elle n’a pas encore réfléchi à la scolarisation de ses filles en Albanie. Au fond, elle espère que les petites pourront bientôt retrouver les classes de Châtillon. Pas gagné : les bénéficiaires de l’aide au retour volontaire ne sont pas censés retenter leur chance en France. Quant à obtenir l’asile, il lui faudrait pour cela présenter de nouveaux éléments. En Albanie, les contrôles au départ se sont d’ailleurs renforcés depuis quatre ans, avec la présence à l’aéroport d’un policier français. Mais ce décalage entre la réalité de la situation migratoire et les attentes d’Ina ne semble pas décourager la jeune femme : «En albanais, on a un proverbe qui dit : “L’humain, là où tu le laisses, il s’habitue.” Moi, je me suis habituée à la France.»
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