
La Tribune de Genève – 20.02.2021 – Article
Le 20 février 1991, les Albanais faisaient tomber la statue du dictateur
stalinien Enver Hoxha. Trente ans plus tard, les manifestants portent un
regard désabusé sur la révolution.
«Quand elle est tombée, je me souviens avoir entendu cette voix qui m’a dit:
«Oh Saimir, va frapper la tête du dictateur!» raconte Saimir Maloku, 75 ans.
«Donc, moi, comme un aigle, je suis monté sur la statue pour frapper la tête
du dictateur. C’était comme si j’y plantais le drapeau de la démocratie.»
L’immense statue de bronze d’Enver Hoxha dominait la place centrale de
Tirana. Partout dans la petite République populaire d’Albanie, les slogans
d’Hoxha, mort en 1985, s’imposaient aux 3,5 millions d’Albanais depuis
presque un demi-siècle, jusqu’au 20 février 1991.
Politiquement isolé et économiquement en faillite, le dernier régime stalinien
d’Europe est alors ouvertement contesté dans la rue. Ce 20 février, des
milliers de personnes affamées et exaspérées convergent vers le centre de la
capitale et s’opposent aux forces de l’ordre. Enfermé pendant neuf ans pour
«agitation et propagande» sous la dictature (1944-1991), Saimir Maloku est
l’un de ceux qui ont passé les cordes autour de la statue. Au bout d’une heure
d’effort, les manifestants prodémocratie font tomber le monument dans une
ambiance survoltée. «Tout le monde pleurait de joie! On avait fait tomber
cette saleté! Les gens criaient: «Enver, Hitler», raconte Saimir Maloku.
«Après, l’un de mes cousins, Ardian, a accroché la tête du buste du dictateur à
un camion et on l’a traînée à travers la ville jusqu’à la cité étudiante.» Là où
depuis des mois, les étudiants réclament le changement, à coups de
manifestations et de grèves de la faim, révoltés par les privations et
l’isolement du pays. Une bonne partie de la population suit de près les
bouleversements à l’œuvre dans le monde communiste. Chaque soir, elle
monte en cachette sur le toit des immeubles, tourne les antennes de télévision
et rêve de liberté grâce aux émissions de l’Italie voisine.
Alors que les régimes socialistes du bloc de l’Est s’effondrent les uns après les
autres, la jeunesse de Tirana veut elle aussi la démocratie, et crie: «Nous
voulons que l’Albanie soit comme les autres pays en Europe.» Le courage des
étudiants force le pouvoir communiste à céder: un parti d’opposition est
fondé et des premières élections pluralistes sont annoncées.
Ces immenses espoirs d’ouverture vers l’Europe et de démocratisation se sont
rapidement envolés au cours des années 1990, une décennie marquée par des
pics de violence et des vagues d’émigrations massives. «Aujourd’hui, trente
ans après, l’Union européenne ne nous accepte toujours pas», se désole Arben
Sulo, l’un des acteurs du mouvement étudiant de 1990. «Chaque année, on
rajoute des critères à notre adhésion. Je comprends que la transition ne se
fasse pas en un ou deux ans, mais trente ans, ce n’est pas rien!»
Un sentiment de rester aux portes de l’Europe, et de vivre dans une
démocratie encore à construire. «Quand on criait: «Liberté, démocratie», on
réclamait un État de droit. Mais trente ans plus tard, il y a toujours des abus
importants au sein de l’administration.»
Minée par la corruption, la persistance du crime organisé et les inégalités
sociales qui ne cessent d’augmenter, l’Albanie de 2021 peine à inspirer
confiance à sa jeunesse. Politiquement, les trois partis principaux ont du mal
à se renouveler. L’actuel président du parlement, Gramoz Ruçi n’est autre que
le dernier ministre de l’Intérieur du régime communiste.
En décembre 2018, l’Albanie a connu les plus importantes manifestations
étudiantes depuis la chute de la dictature. «C’est triste à dire, mais dans ces
manifestations nous avons utilisé les mêmes slogans que ceux d’il y a trente
ans», se lamente Arjela, membre du Mouvement pour l’université.
«Aujourd’hui, la démocratie est en morceaux, il n’y a pas d’alternatives
nouvelles. Depuis les années 90, ce sont toujours les mêmes partis qui
gouvernent!»
Face aux difficultés économiques, une certaine nostalgie de la période
communiste s’est installée dans la société albanaise. «Il y a une expression
qui dit: «On était bien quand on était mal», explique Evelina, 21 ans,
étudiante en psychologie. «À cette époque au moins, tout le monde était
pauvre, alors qu’aujourd’hui, il y a des gens vraiment très riches et d’autres
vraiment pauvres… Les injustices sont plus visibles.»
Avec un salaire moyen de 330 euros et un système judiciaire qui ne leur
inspire pas confiance, beaucoup d’Albanais espèrent trouver ailleurs une vie
meilleure. Entre 2009 et 2019, ils ont été plus de 196’000 à demander l’asile
dans l’Union européenne. Plus d’1,5 million d’Albanais vivent aujourd’hui à
l’étranger.
Le reportage sur le site de La Tribune de Genève (abonné).