Au Kosovo, la jeunesse fait souffler un vent de dégagisme

Un jeune kosovar prend une photo de Vjosa Osmani et Albin Kurti lors d’un meeting de campagne à Klinë @ LS

Libération – 13.02.2021 – Article

Excédée par la corruption et le népotisme, la jeunesse kosovare devrait se rendre massivement aux urnes pour les élections législatives de ce dimanche.

Eraldin fait déjà le V de la victoire. Près des vieux ponts en pierre de Prizren, la deuxième ville du Kosovo, le jeune homme de 26 ans rejoint des amis à une terrasse ensoleillée. C’est le week-end et les cafés affichent complet. «A chaque fois, après les élections, c’est un échec, lâche-t-il, masque sous le menton. Mais là, si Vetëvendosje gagne, les choses vont s’améliorer.» A Prizren, ce parti de gauche souverainiste – dont le nom signifie autodétermination – a le vent en poupe. Favori des législatives de dimanche, il incarne pour beaucoup le changement attendu depuis des années. Attendu surtout par cette jeunesse qui fait les cent pas dans les ruelles pavées. «Il y a plein de gens qui sortent diplômés de l’université et qui n’ont pas de travail», explique Eraldin. «Il faut toujours connaître quelqu’un pour espérer obtenir un emploi… Le chômage, c’est le problème principal du Kosovo. Vingt ans après la guerre, les choses doivent changer 

Un peu plus loin dans le quartier commerçant, Albuner et sa femme discutent de leurs dépenses du mois. Cet ouvrier d’une usine de chaussures de 33 ans assure seul les revenus de sa famille. Difficilement. «Je gagne 250 € par mois, mais avec trois personnes à la maison, ça ne suffit pas. Surtout que mon employeur ne cotise pas pour moi, et je ne suis enregistré nulle part», souffle-t-il abattu. «L’an dernier, on a été confiné pendant presque trois mois, ça a été une période vraiment difficile. Je n’ai reçu aucune aide de l’État, rien.» Au Kosovo, un jeune sur deux est au chômage, et l’économie informelle pèse près d’un tiers du PIB. La pandémie de Covid-19 a tendu encore un peu plus une situation sociale déjà explosive. En octobre dernier, la Banque mondiale prévoyait une contraction de l’économie locale de près de 9 % pour 2020.

De l’emploi, mais surtout plus de justice au travail, c’est ce que réclament les jeunes Kosovars. Une jeunesse qui n’en peut plus des boulots au noir et du népotisme généralisé. Etudiant en médecine, Diamant milite pour changer les choses avec Vetëvendosje : «La corruption est partout, dans toutes les sphères de la vie, toutes les institutions, dénonce le jeune homme de 20 ans, en brandissant un panneau rouge siglé d’un «V». Par exemple, dans mon université à Pristina, il y a plein de profs qui ne méritent pas leur travail. Il faut créer des filtres pour tenir les corrompus à l’écart des institutions éducatives.» Surfant sur la vague de frustrations, exacerbées par la pandémie, Albin Kurti cultive son image de sauveur du pays. Au fil de ses années d’activisme et lors de son bref passage à la tête du gouvernement l’an dernier, cet ancien marxiste s’est forgé une réputation de dirigeant incorruptible, à même d’affirmer la souveraineté contestée de cette ancienne province serbe. Masque rouge sur la bouche, Svadja Thaçi est venue l’écouter lors d’un meeting de campagne. «Albin Kurti va défendre nos droits et accéder à nos revendications, avec lui, ce sera un grand changement pour le pays», s’enthousiasme cette jeune enseignante d’anglais. «On ne sera plus obligé d’émigrer, on pourra contribuer à la construction de notre pays.» Annoncé comme le prochain Premier ministre, Albin Kurti aime à présenter ces élections comme un «référendum populaire contre la mauvaise politique».A lire aussi

Sentant le vent tourner, l’ensemble des partis politiques rivalisent de promesses plus ou moins farfelues pour séduire la jeunesse. Il faut dire que dans ce pays de 1,9 million d’habitants, une personne sur deux est âgée de moins de 25 ans. «Le Kosovo a la population la plus jeune d’Europe, explique le politologue Agron Maliqi. La génération qui va voter maintenant pour la première fois, celle des 18-22 ans, c’est le groupe démographique le plus important du Kosovo. C’est l’effet du baby-boom d’après-guerre. Ces jeunes ne sont pas très liés à l’histoire de la guerre. Ils veulent quelque chose de nouveau. Avec cette jeunesse, les vieux partis politiques n’arrivent pas à communiquer. Ils ont perdu le contact.» A quelques jours du treizième anniversaire de la déclaration d’indépendance du pays, les jeunes Kosovars semblent moins réceptifs aux discours patriotiques tenus par les anciens partis.

«Nous, on n’a pas connu la guerre, raconte ainsi Diamant, l’étudiant en médecine. On n’a pas tellement de liens avec cette époque-là. Tout ce qu’on a connu, c’est un Kosovo sous-développé et corrompu.» Depuis la fin de la guerre avec la Serbie en 1999, les partis politiques issus de la guérilla albanaise ont gardé la main sur les destinées de l’Etat en construction. Mais les scandales de corruption à répétition et le creusement des inégalités ont terni leur image de libérateurs. Les anciens commandants de l’Armée de libération du Kosovo (UCK) doivent d’ailleurs aujourd’hui batailler avec la justice internationale. L’ancien président, Hashim Thaçi est actuellement inculpé pour crime de guerre et crime contre l’humanité par le tribunal spécial pour le Kosovo à La Haye.

«Bien sûr que je voterai pour le PDK, comme d’habitude. Ils ont quand même amélioré les routes.»—  Alba, 23 ans.

Même dans la vallée de la Drenica, le bastion du Parti démocratique du Kosovo (PDK) d’Hashim Thaçi, on préfère faire profil bas et relativiser le basculement politique en cours. «Quand des partis ont gouverné pendant 20 ans, c’est normal que les gens veuillent du changement, admet Besart, 30 ans et membre du PDK. Le Kosovo est un pays démocratique, il n’y aura pas de problème avec le résultat de ces élections.» A Skenderaj, la plus grande ville de la vallée, on tente de faire vibrer la fibre nationaliste. Faute de mieux. «La liberté a un nom : UCK» proclament ainsi les immenses affiches, et même certains pulls portés par des militants locaux. Si les sondages créditent Vetëvendosje de 45 à 60 sur les 120 sièges du parlement (soit le double des dernières élections en 2019), la principale inconnue reste le poids de ces différents bastions politiques, où le vote est affaire de traditions familiales. Opératrice téléphonique à Skenderaj, Alba, 23 ans, ira par exemple voter pour le PDK : «Bien sûr, comme d’habitude. Ils ont quand même amélioré les routes.»

Ces nouvelles routes qui quadrillent les collines de ce petit pays grand comme l’Ile-de-France, Albin Kurti les sillonne sans relâche afin de mobiliser les foules. Les marches sous les acclamations qu’il mène dans les différentes villes font grincer des dents les vieux briscards de la vie politique kosovare. Le chef de la Ligue démocratique du Kosovo (LDK) Isa Mustafa s’en est ainsi pris aux foulards rouges que les militants de Vetëvendosje ont noués ces jours-ci autour des arbres de Pristina, la capitale. «Si nous votons uniquement avec des émotions, nous risquons de mettre bientôt ces foulards rouges autour de notre cou, et de prendre le même chemin que celui de la Révolution culturelle chinoise, en nous retrouvant sans république», a-t-il ainsi mis en garde sur Facebook, avec une comparaison quelque peu hasardeuse.

Dans sa croisade contre l’establishment et la corruption, Albin Kurti a reçu un important soutien en la personne de Vjosa Osmani. Cette avocate de 38 ans, formée aux Etats-Unis, a claqué la porte de la LDK et exerce actuellement la fonction de présidente par intérim. Le militant de gauche et la libérale de centre-droit font aujourd’hui front commun sous la bannière de Vetëvendosje. Ce duo insolite compte évidemment sur la participation massive d’une jeunesse qui voit encore beaucoup l’émigration comme unique salut. Alors que les deux dirigeants politiques tiennent l’un de leurs derniers meetings de campagne dans la petite ville de Klinë, Taulant reste à l’écart du rassemblement. «La seule chose qui va changer, c’est les gens qui nous volent quand ils sont au pouvoir, lâche ce jeune serveur de 23 ans. De toute façon, qu’est-ce que je peux faire avec 200 € par mois ? Moi, j’attends mon visa pour partir en Allemagne.»

Rétablir la confiance dans des institutions décriées ne sera pas une mince affaire pour le prochain gouvernement d’Albin Kurti. Les déceptions et les désaccords risquent de rapidement se faire entendre tant ses soutiens paraissent éloignés politiquement. Entre une gauche qui crie non aux négociations avec la Serbie, les libéraux, ou encore la minorité turque pro-Erdogan du pays, les attentes politiques semblent contradictoires. Mais pour l’heure, l’ancien étudiant rebelle, emprisonné lors du conflit en 1999, savoure le vent de dégagisme que la jeunesse fait souffler sur le Kosovo. Chauffeur de taxi et père de famille, Erdin veut y croire : «On a beaucoup d’espoirs… Inch’allah, cette fois-ci ils tiendront leurs promesses 

Le reportage sur le site de Libération.

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