En Albanie, les femmes plaident la «tolérance zéro pour les violences conjugales»

Collage dans le quartier étudiant de Tirana @ LS

Libération – 25.11.2020 – Article

Malgré la mobilisation d’une partie de la jeunesse, la parole a du mal à se libérer dans cette société très patriarcale sur les agressions et les féminicides. Certaines arrivent à trouver le courage de faire face aux stigmatisations.

Le ton est clair et doux. Le récit, parsemé de silences. Les années ont passé, mais la voix semble être celle de la jeune fille qui a vu ses rêves virer au cauchemar. Il a fallu plus de vingt ans à Ina K. pour trouver le courage de raconter son histoire. «Dans l’un des “refuges” pour les femmes de Tirana, j’ai rencontré récemment une mère de 27 ans avec son bébé, raconte cette enseignante et militante respectée des droits humains. Elle avait fui les coups de son conjoint, elle était complètement perdue et déboussolée. Je l’ai hébergée et son histoire a rouvert en moi toutes les plaies que je croyais avoir pansées.» Sur une grande chaîne de télévision et dans un livre collectif, Ina K. lève aujourd’hui le voile sur les épreuves qu’elle a surmontées.

C’est à peine les noces célébrées que le calvaire a commencé pour Ina K., lorsque, comme le veut la tradition, elle emménage auprès de la belle famille dans la capitale. Le prince charmant qui manie si bien l’humour et la littérature se transforme vite en juge oppresseur. Les séances d’humiliations deviennent quotidiennes. Alors qu’elle va d’école en école pour assurer le revenu de la famille, elle décide de garder leur enfant contre l’avis de son époux. Les coups se mettent à pleuvoir…, jusqu’au divorce deux ans et demi plus tard.

Cartouche de fusil et gendre

«La violence physique, c’est… quelque chose d’affreux, souffle-t-elle les yeux dans le vague. Ce n’est pas seulement la violence d’un moment, cela t’accompagne toute ta vie, même dans les moments les plus heureux de ton existence. Et quand tu vois une autre femme qui souffre, cette violence se manifeste à nouveau en toi.» A 48 ans, Ina K. témoigne surtout de sa capacité à faire face, pour toutes celles qui subissent en silence.

Conservatrices, les sociétés des Balkans de 2020 se font plus l’écho d’une virilité inepte que de l’émancipation féminine. Selon un rapport de l’ONU de 2019, plus d’une Albanaise sur deux serait victime de violences domestiques. Figure historique du féminisme local, Sevim Arbana pointe les racines profondes du patriarcat à l’albanaise. «L’Albanie n’est sortie qu’au début du XXe siècle du féodalisme, explique cette infatigable militante. Jusqu’en 1946, dans le nord du pays, quand le père mariait sa fille, il donnait une cartouche de fusil à son beau-fils: cela lui donnait tous les droits sur sa femme, même celui de la tuer, car elle devenait sa propriété.»

Si la dictature communiste (1944-1991) proclama l’émancipation des femmes, son moralisme autoritaire ne révolutionna pas le partage des tâches ménagères. Dans les chaotiques années 90, les Albanaises devinrent les premières victimes de l’effondrement de l’État et des trafics naissants.

Meurtre d’une magistrate

Ce n’est qu’en 2006, sous la pression internationale, que les autorités de Tirana adoptent enfin une loi consacrée aux violences conjugales. Depuis, le pays a régulièrement musclé son appareil législatif. Mais les faits divers sordides rappellent régulièrement l’incapacité de l’Etat à faire face au problème. En 2017, le meurtre de Fildeze Hafizi par son ancien mari symbolisa cette incurie : elle-même magistrate, cette femme de 39 ans avait désespérément demandé une protection policière. Son ex-époux avait été libéré grâce à une amnistie gouvernementale.

Très connectée, la jeune génération des grandes villes donne de la voix contre ces inégalités de genre et la culture de l’honneur qui force les victimes au silence. Au printemps dernier, la médiatisation de viols répétés sur une adolescente de Tirana a provoqué une mobilisation sans précédent.

Inaction et dépendance

Plus que des tabous à briser, c’est le regard et l’inaction de toute la société qui pèsent sur les épaules de celles qui fuient leurs bourreaux. Les divorces et les mères seules restent très mal vus, et la dépendance économique envers les hommes contraignent beaucoup de femmes à se résigner aux souffrances. 

En vingt ans d’engagements bénévoles, Ina K. peine à voir les progrès réalisés par la société albanaise. «Quand on dit “tolérance zéro pour les violences conjugales”, je ne l’entends que comme un slogan, déplore-t-elle. Aujourd’hui, les centres d’accueil risquent de fermer à cause du manque de financement, et il n’y a pas de stratégie claire pour s’attaquer aux causes de cette violence. La façon dont les garçons sont éduqués demeure un problème.»

A l’heure de la Covid 19, les conséquences économiques de la pandémie ont déjà eu des effets tragiques dans ce pays pauvre. Depuis mars, les associations qui viennent en aide aux femmes albanaises ont toutes noté une forte hausse des violences conjugales.

Le reportage sur le site de Libération.

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