Kosta Botunjac, Serbe sous le pied

Le vigneron Kosta Botunjac dans ses vignes @ LS

Libération – 11.07.2020. – Article

Au sud de Belgrade, dans la région d’Aleksandrovac, ce vigneron est l’un des premiers a s’être lancé, après la dénationalisation des vignes yougoslaves, dans une production 100% naturelle. Aujourd’hui son pinot, ses blancs et son prokupac s’exportent dans toute l’Europe du Nord et ses méthodes séduisent une nouvelle génération de vignerons.

Il sait que c’est le prix à payer pour mettre «la preuve» en bouteille. Pour 2020, Kosta Botunjac a déjà fait une croix sur un tiers de sa production. Les pluies estivales, diluviennes, qui transforment la Velika Morava et ses affluents en torrents boueux, malmènent ses parcelles de pinot noir. Les rameaux, qu’il couve du regard, s’élèvent bien péniblement. Le soleil manque. Mais Kosta Botunjac, 65 ans, ne s’en fait pas. «La terre est la mère. La vigne, le père. Le vin, l’enfant. Et la météo votre foi. Vous ne pouvez pas la contrôler», concède-t-il en s’en remettant aux proverbes de sa Župa natale, dans le sud de la Serbie. Ces pertes sont l’essence du défi qu’il s’est lancé il y a plus de vingt ans : redonner de l’élégance au podneblje, le terroir de la région d’Aleksandrovac, à quatre heures de route au sud de Belgrade. Un défi qu’il relève en acceptant les aléas, sans chercher à dominer les éléments.

Levures sauvages. C’est en s’asseyant en fin de journée à la terrasse des Botunjac, lorsque le tonnerre gronde au loin sur les monts Kopaonik, les «montagnes du soleil», que la «preuve» agit. Les odeurs de fleurs et de champs humides se prêtent au mieux à la découverte de la vedette de la petite maison, le Pino Botunjac, 100 % issu du cépage français pinot noir. La première rencontre avec ce vin aux arômes de fruits des bois, léger et lumineux, matérialise l’état d’esprit du lieu, entretenu par le vigneron et sa femme, Nevanka : une transparente simplicité, une honnêteté confiante, sûre de ses atouts, qui met le visiteur à son aise, un sourire aux lèvres. «A la fin, la preuve est dans le verre, qu’est-ce qu’il faut d’autres ? Il faut juste laisser le vin parler», souffle-t-il avant de trinquer. Et prendre le temps d’apprécier les douces subtilités de cette Hrašnjaci, cette terre de vieux chênes.

Pour «faire d’un diable, un ange en bouteille» avec l’impétueux pinot noir, Kosta Botunjac s’est libéré des implacables méthodes des coopératives du maréchal Tito (1892-1980). Relégués aux oubliettes de l’histoire rouge, les objectifs de rendement et leurs vins tanniques qui n’auguraient que des lendemains difficiles. Le vigneron, amateur de toiles néoromantiques, sait manier les chiffres. Mais il mise d’abord sur la qualité. Un seul objectif pour le palais : un «dobro vino», un bon vin. Au milieu des 3 000 hectares de vignes de la Župa, la colline où il vit et travaille, se dévoilent, en toute modestie, 2,5 hectares, 4 vins et 10 000 bouteilles par an. Une production limitée qui ne doit pas non plus au hasard.

A contre-courant des douloureuses années 90, Kosta Botunjac a fait le choix du naturel, mais sans le brandir en étendard. «Quand je me présente, je dis juste « voilà mon vin », rien de plus. Mes méthodes de production sont proches de la biodynamie [techniques de culture et de vinification prônant le respect des cycles de la Terre et de la Lune, en excluant la chimie, ndlr], mais pour moi c’est plutôt un retour aux traditions. Le naturel est un peu à la mode, mais beaucoup de gens mentent sur ce qu’ils font. Dire que l’on fait du vin bio, c’est souvent pour justifier qu’il est mauvais.»

S’il n’est pas avare de bons mots, son passé d’ingénieur l’oriente avec sérieux dans sa quête œnologique. Pour les deux rouges et les deux blancs de la Vinogradi Botunjac, pas d’additifs mais des levures sauvages, pas de pompage électrique mais l’utilisation des lois de la gravité durant tout le processus de production, et des vins non filtrés, et pourtant clairs. La petite taille de sa cave lui permet aussi de sortir ses fûts pour un bain de soleil en plein hiver. «Un truc de grand-père pour accélérer l’élimination des résidus.»

 16/02/2020 : View of the hills that make the Zupa wine region in SerbiaŽupa, région natale du vigneron, dans le sud de la Serbie, le 16 juin. Photo Ana Skoric

Secrets. Artiste-peintre, ingénieur mécanique pendant plus de vingt ans, amateur d’histoire, Kosta Botunjac s’est fait une place de choix dans un paysage viticole serbe débarrassé du carcan planificateur de la Yougoslavie socialiste. Une place d’artiste avec une touche d’excentricité qui le pousse par exemple à élaborer, les bonnes années, son Svetih Ratnika : 500 à 900 bouteilles produites à partir de 70 % des grappes de la deuxième génération, les Jagurida, récoltées cinq semaines après leurs aînées, auxquelles elles se mêlent, pour un pinot d’exception. Cet homme aux yeux rieurs puise sa créativité de vigneron dans les racines familiales. Les fûts de chêne de sa petite «podrum», la cave, il y est tombé dès l’enfance. Deux grands-pères et un père à temps plein dans le vin, pas d’autres choix que de prendre le relais.

L’histoire de la famille Botunjac, c’est un peu celle du XXsiècle européen. De cette autre Europe des Balkans qui fait office de frontière mouvante entre Orient et Occident, et où les vignes subissent les purges des changements d’empires. Volontaire auprès de l’armée française durant la Première Guerre mondiale, le grand-père, Dragomir, n’a pas seulement risqué sa vie dans l’Hexagone : après l’armistice, il est resté dans l’Est de la France pour travailler. Il fut pris d’affection par son patron vigneron qui l’envoya en formation dans le Bordelais. Son talent lui valut même une proposition de mariage avec la fille de son protecteur, mais il préféra retourner sur ses terres natales, célibataire mais des projets plein la tête pour les trop banales vignes familiales. Et dans ses bagages tricolores, un souvenir qui fait aujourd’hui le bonheur de son petit-fils : des pieds de pinot noir.

C’est au cours de la seconde boucherie militaire que le grand-père est fait prisonnier des nazis. Alors qu’il pense finir ses jours dans un camp autrichien, il parvient à envoyer une carte postale au village avec, pour testament, les secrets de fabrication du prokupac, ce rouge autochtone de Serbie. Mais, en 1945, la victoire des partisans titistes marque le début d’une ère nouvelle pour les Slaves du sud et le socialisme autogestionnaire doit s’édifier sans les trop riches propriétaires terriens. Le grand-père est incarcéré et les vignes familiales, comme toutes celles du pays, sont nationalisées. L’heure est à la production de masse au sein de l’entreprise d’Etat Vino Župa. Dans les années 70, la fédération yougoslave rentra même dans le top 10 mondial avec 6 millions d’hectolitres annuels. Mais pour l’élégance du bouquet, passez votre tour.

Et pourtant, sur la bouteille qu’il place devant lui, le vigneron a écrit «Sveti Gral». Le «saint Graal» qu’il a dessiné lui-même sur l’étiquette, c’est la boisson reine de cette Župa, cœur de la Serbie médiévale : le généreux prokupac. Un breuvage des nobles et des moines, que l’on dit servi dans la région depuis des centaines – des milliers ? – d’années.

 1/07/20 : New grapes growing in the vineyard BotunjacC’est le grand-père du vigneron qui a rapporté de France, après la Première Guerre, les premiers pieds de pinot noir. Photo Ana Skoric

Chênes. Pour ce cépage endémique à la robe foncée, aux arômes de chênes et à l’acidité marquée, on ne lève pas les secrets du grand-père. «Le prokupac a une peau plus résistante, plus forte que le pinot. Sa macération est plus importante mais sa fermentation plus facile.» Les raisins du pays, Kosta Botunjac y tient. Il a ainsi sauvé de la disparition le rarissime Jagoda, qui va pour «fraise» en français. Ses voisins ont délaissé cette variété locale déconcertante, mais lui en tire, depuis 2011, un blanc demi-sec aux notes aromatiques et à la finale longue, pour un apéritif haut de gamme.

Chez les cavistes ou les restaurants à la carte de Belgrade, les vins de Botunjac se sont fait leur nom. Ses bouteilles s’exportent dans le nord de l’Europe, et ses méthodes attirent aussi la nouvelle génération de vignerons. «Va chez Kosta !» répond-on en Serbie à quiconque cherche à allier bon vin et méthodes naturelles. Eugenio Berra, qui travaille pour le mouvement Slow Food dans les Balkans, acquiesce : «Kosta joue en quelque sorte un rôle de guide car il a été l’un des premiers en Serbie à se lancer dans une production de vins 100 % naturels. Et aujourd’hui, il y a un marché pour ces vins. Un marché petit, mais qui se fait sa place, porté par la demande.»

Des étés chauds, des sols riches et préservés, une multitude de microclimats… les potentialités des reliefs de la Župa, Kosta Botunjac aimerait les léguer à sa fille. La jeune femme doit encore convaincre son compagnon de quitter la capitale. Mais quand l’on monte derrière la maison, au sommet de la colline, on comprend d’où le pino Botunjac tire sa puissance tranquille. A quelques pas d’une forêt de chênes centenaires, trois massifs montagneux entourent les parcelles de vigne et le soleil, finalement, se fait doux. «Quoi d’autres ? Il faut juste laisser parler le vin.»

Le reportage original sur Libération.

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