Balkans: l’ombre d’une «Grande Albanie» revient hanter la région

Drapeaux de l'Albanie à Tetovo en Macédoine du Nord @ LS
Drapeaux de l’Albanie à Tetovo en Macédoine du Nord @ LS

Le Soir – 27.12.2019 – Article

Quand il parle de la classe politique de son pays, Redi ne mâche pas ses mots. « Si je dois résumer en un mot la politique ici, c’est juste un scandale », lâche ce trentenaire au regard déterminé. « 90 % de nos députés sont des incompétents, et c’est la source de beaucoup de nos problèmes. » Attablé devant un expresso dans l’un des vieux cafés de Tirana, cet employé d’une chaîne de télévision se désole de la qualité du débat d’idées en Albanie. « Quelque 300.000 personnes ont quitté le pays ces dernières années », constate-t-il froidement, en pointant l’émigration qui frappe le pays. « 10 % de la population de votre pays qui part en quelques années, vous imaginez ça ? Ce n’est pas seulement à cause de leur situation socio-économique que les gens sont désespérés, c’est aussi qu’ils ne voient plus de raison d’être enthousiastes. »

Enthousiaste, Redi s’efforce de l’être. Depuis quelques années, il suit avec intérêt la montée en puissance au Kosovo, l’autre république majoritairement albanophone, du mouvement Vetëvendosje !, « Autodétermination », en albanais. Fondé il y a 15 ans pour dénoncer l’ingérence étrangère dans les négociations sur le statut de l’ancienne province serbe, ce parti de gauche aux positions souverainistes est arrivé en tête des législatives du 6 octobre dernier. Il a rejeté dans l’opposition les anciens chefs de guerre qui dirigeaient le pays depuis 12 ans. Perçu comme un homme politique incorruptible, son chef, Albin Kurti devrait prendre la tête du prochain gouvernement du Kosovo d’ici le 26 décembre – date limite pour sa formation . Et depuis quelques mois, son mouvement donne aussi de la voix chez les « cousins » d’Albanie, où il espère perturber un jeu politique figé par les clivages partisans et les intérêts clientélistes. « Il y a une différence énorme entre Vetëvendosje ! et les forces politiques ici en Albanie qui sont des partis monopolistiques qui entretiennent des liens avec le crime organisé », affirme Redi.

Une transition économique inégalitaire

« Pour l’instant, nous sommes une simple ONG », tempère Bojken Abazi. Pour le directeur exécutif de Vetëvendosje ! en Albanie, l’ouverture d’un local à Tirana répond d’abord à un manque dans la société albanaise. « Les deux principaux partis qui dirigent le pays depuis trois décennies ont mis en place les mêmes programmes d’ajustements structurels qui ont pris la forme de privatisations brutales. Les principales entreprises et presque toute l’industrie ont été vendues pour des profits à court terme. »

La transition économique que connaît le pays depuis la chute de la dictature en 1991 ne bénéficie pas à tous les Albanais. Malgré une croissance de près de 4 %, le taux de pauvreté est toujours de 30 % selon la Banque mondiale et le salaire minimum est l’un des plus faibles d’Europe, à 210€ brut par mois. « Tout le monde sait que les inégalités s’envolent mais les statistiques ne sont plus publiées depuis 2014 », s’indigne Bojken Abazi, avant de dénoncer les partenariats publics privés votés par l’actuelle majorité socialiste dans les secteurs de la santé, les infrastructures ou l’éducation.

Un positionnement social donc, mais pas seulement. Le slogan de VV, comme le surnomment ses sympathisants, c’est surtout « l’union ». « Nous voulons unifier nos causes », explique Bojken Abazi. « D’abord contre ce système néo-libéral qui produit inégalités, injustice et pauvreté. Et ensuite, vers l’intégration nationale. » Marché et cadre légal communs, union monétaire, fin des permis de travail et de résidence pour les citoyens des deux pays, etc., autant de mesures que Vetëvendosje souhaiterait voir appliquer entre le Kosovo et l’Albanie avant, pourquoi pas, l’unification autour de l’aigle bicéphale du drapeau albanais. « Nous devrions avoir le droit à l’autodétermination, comme le dit le 1er article de la Charte de l’ONU », poursuit Bojken Abazi. « Les derniers sondages ont montré qu’ici en Albanie, 75 % des gens seraient en faveur de l’unification en cas de référendum et au Kosovo, c’est autour de 65 %. »

« Mini-Schengen » régional

Cauchemar des diplomates de l’Union européenne soucieux d’éviter tout retour de tension dans une région encore meurtrie par les conflits des années 1990, la « grande Albanie » semble faire son retour dans l’agenda politique balkanique. Pour Arta Seiti, chercheuse en géopolitique à l’Université catholique de Lille, les causes sont aussi à chercher du côté de Bruxelles. « Le flottement concernant la crise structurelle des institutions européennes et la stratégie-programme dite de “stabilité” qui s’enlise, contribuent à exacerber la fièvre du pan-albanisme », analyse-t-elle. Le veto opposé en octobre par le Président français, Emmanuel Macron, à l’ouverture des négociations d’adhésion de l’Albanie et la Macédoine du Nord a profondément déçu les dirigeants de la région. Face à une Europe aux signaux contradictoires et qui s’éloigne, beaucoup de responsables politiques albanais n’hésitent plus à soutenir ouvertement l’idée d’une « unification nationale » des Albanais de la région.

À défaut d’Union européenne, certains dirigeants de la « zone grise » de l’Europe ont discuté ces dernières semaines d’un « mini-Schengen » des Balkans occidentaux pour développer les échanges régionaux. Mais cette initiative, portée notamment par les chefs d’État serbe et albanais, est battue en brèche par le Kosovo. Les Kosovars n’ont aucune envie de voir l’actuel président serbe, ancien ministre de l’Information de Slobodan Milosevic, donner le ton de l’agenda économique de la région. « Je ne connais pas de cas dans l’histoire où un pays ne reconnaît pas un autre pays, mais ils entrent ensemble dans un marché commun », ironise Bojken Abazi de Vetëvendosje. « La Serbie ne reconnaît pas le Kosovo et, plus que ça, elle combat son indépendance par tous les moyens. »

Corruption, faiblesse de l’État de droit, difficultés économiques, les sociétés des Balkans occidentaux paraissent enlisées dans leurs problèmes, et se vident de leur jeunesse. La percée du mouvement Vetëvendosje au Kosovo semble marquer le retour des questions sociales, drapées des couleurs rouge et noir du drapeau albanais.

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