En Albanie, le séisme a exposé les plaies de la corruption

La corruption dans le bâtiment est l'une des plaies de l'Albanie post-communisme @ LS
La corruption dans le bâtiment est l’une des plaies de l’Albanie post-communisme @ LS

Libération – 06.12.2019 – Article

Après le tremblement de terre qui a fait 51 morts et plus de 2 000 blessés à Durrës, habitants et experts expliquent comment les constructions illégales ont amplifié le bilan des victimes et des dégâts.

Un ballet de tractopelles, des appartements éventrés, des immeubles explosés à la dynamite… Sous le soleil d’automne, le front de mer de Durrës a des allures d’apocalypse. Le séisme de magnitude 6,4 qui a meurtri l’Albanie le 26 novembre (51 morts et 2 000 blessés), a mis à terre la plus grande station balnéaire du pays, aujourd’hui largement désertée par ses habitants, traumatisés.

Face aux gravats de l’hôtel Miramar, dont l’effondrement a coûté la vie à deux de ses employés, Kristo Dozi ne décolère pas. «Selon la loi, à Durrës et à Tirana, il ne faut pas construire plus de quatre ou cinq étages, assure ce retraité en montrant son immeuble fissuré. Mais mon immeuble, on lui a donné un permis pour treize étages ! Alors, à qui est la faute ? Les autorités ont tout vu, pourquoi elles ont autorisé ça ? Ce sont tous des bandits.»

Un peu plus loin, le long d’une rue de l’Indépendance recouverte de poussière, Eron fait les cent pas et noie son désespoir dans le raki. Comme des dizaines de milliers d’Albanais épris de liberté et accablés par la misère, il a émigré en Grèce au début des années 1990, à l’effondrement de la dictature stalinienne, avant de rentrer quelques années plus tard. «Tout le temps et le sang que j’ai donnés ces trente dernières années, c’est dans cet immeuble-là que je les ai investis, lâche-t-il abattu, en montrant un immeuble dont plusieurs murs gisent sur le sol. Un appartement et un magasin pour garantir l’avenir de mes enfants. Et maintenant, le propriétaire ne répond plus.» Situé à quelques dizaines de mètres seulement de la plage, l’immeuble d’Eron, comme des milliers d’autres en Albanie, a été construit sans permis de construire.

Plaies et conflits

Les constructions illégales et l’absence de plan d’urbanisme sont l’une des plaies de l’Albanie postcommuniste, à l’origine de nombreux conflits de voisinage, parfois sanglants. A Durrës, la forêt de pins qui bordait les dix kilomètres de plage n’est aujourd’hui plus qu’un souvenir.

«Il y a deux types d’investisseurs, explique l’analyste politique Neritan Sejamini. Ceux qui ont économisé en travaillant à l’étranger et ont espéré être actifs dans le secteur du tourisme naissant et les autres, des corrompus ou des criminels qui ont investi leurs revenus illégaux sur la côte. Ils ont réussi car le gouvernement n’a jamais fait respecter la législation dans le domaine.» Ces dernières années, la côte albanaise a poursuivi sa bétonisation effrénée, poussée par l’exode rural et la hausse de la fréquentation touristique.

Dans le chaos urbain qu’est devenu Durrës ces dernières années, il était de bon ton de blaguer sur le kitsch de tel ou tel bâtiment, mais aussi sur les immeubles qui s’élèvent d’un étage chaque année, au vu et au su de tous. Des quartiers entiers ont vu le jour dans des zones pourtant impropres à la construction, comme la plage ou «l’ancien marais de Durrës» où ont péri huit membres d’une même famille.

«Presque tous les immeubles sur la côte de Durrës ont été construits illégalement, poursuit Neritan Sejamini. Quelqu’un reçoit de l’argent pour fermer les yeux, pour légaliser quelque chose qui n’aurait pas dû l’être. Quand vous regardez ces immeubles, vous ne voyez pas seulement la faible qualité de leurs matériaux, ni l’occupation illégale des terrains. Derrière toutes ces constructions, il y a un acte de corruption.» La corruption qui pourrit la vie des Albanais sur les routes, dans les hôpitaux ou l’administration se matérialise également dans le BTP.

Précédent de septembre

Mercredi soir, les autorités annonçaient que plus de 5 000 logements avaient été sévèrement endommagés par le séisme. Désormais jugées inhabitables, des centaines d’habitations, parfois très récentes, devraient être détruites dans les jours qui viennent. Située au cœur d’une zone à forte activité sismique, l’Albanie fait régulièrement les frais des mouvements tectoniques. Le 21 septembre, déjà à Durrës, un précédent séisme de magnitude 5,6 avait rappelé les menaces pesant sur la région, faisant 108 blessés et d’importants dégâts matériels.

Omniprésent dans les médias depuis le premier jour de la catastrophe, le Premier ministre albanais, Edi Rama parcourt les sommets internationaux pour récolter des fonds. Avec un certain succès : la commission européenne a par exemple annoncé l’octroi de 15 millions d’euros et Emmanuel Macron a proposé l’organisation d’une conférence internationale pour aider le pays à faire face aux destructions. Mais si la reconstruction devrait rapidement démarrer, les dirigeants albanais arriveront-ils à susciter la confiance de leurs citoyens ? Après le choc de la catastrophe, beaucoup d’Albanais n’en peuvent plus des carences de l’Etat et demandent justice.

L’article original ici.

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