«Les Albanais te voient d’abord comme un humain, pas juste comme un migrant»

Entrée de la citadelle de Berat @ LS
Entrée de la citadelle de Berat @ LS

Libération – 19.12.2018 – Article

Épuisés par la «route des Balkans», de plus en plus de réfugiés choisissent de s’installer en Albanie. Ils profitent de l’hospitalité d’un pays lui-même en proie à l’exode de sa population.

Le regard mélancolique de Taha s’illumine quand il en parle. «Pour moi, l’Albanie c’est mon deuxième pays !» Devant le petit centre des demandeurs d’asile de Babrru, situé en périphérie de Tirana, ce jeune Syrien jongle entre l’albanais et l’arabe pour conseiller les derniers arrivés. «Je suis passé par pas mal de pays, et ici il y a quelque chose de différent, assure-t-il. Les Albanais, ils ne te voient pas juste comme un réfugié ou un migrant, mais d’abord comme un être humain.» Pour ce fils de réfugiés restés au Liban, la route s’est arrêtée de façon inattendue il y a un an, dans ce petit pays de l’Adriatique. L’asile en poche, Taha espère désormais intégrer l’un des clubs de foot de Tirana.

«Pour nos enfants»

Théoriquement fermée depuis le printemps 2016, la «route des Balkans» continue de voir passer des centaines de personnes, pour le plus grand profit des passeurs. Phénomène nouveau cette année, elles ont été nombreuses à passer par les montagnes albanaises, le Monténégro et la Bosnie, afin de gagner l’Union européenne. Parmi elles, une majorité de Syriens, mais pas seulement. A Tirana depuis trois semaines, Kamel, 25 ans, a quitté les faubourgs de Casablanca. Objectif : rejoindre sa fiancée dans la Loire. «L’Albanie et le Monténégro, ce sont des petits pays. Même si tu n’as pas d’argent, tu peux passer. Ce qui compte, c’est tes jambes. C’est une route pour les sportifs», s’exclame-t-il en rigolant.

Une route albanaise dont la fréquentation a considérablement augmenté, comme le confirme Pablo Zapata, représentant du Haut-Commissariat des Nations unies aux réfugiés à Tirana. «En 2016 et 2017, nous avons enregistré le passage d’environ 1 000 personnes par an. Mais cette année, entre janvier et novembre, 5 401 personnes ont été interpellées par la police.» A l’unisson des autorités locales, l’institution onusienne se garde de parler de «nouvelle route» mais plutôt d’un «réajustement». «Il n’y a pas plus d’entrées sur le territoire européen, simplement les personnes essayent de nouveaux itinéraires», explique Pablo Zapata à Libération. Et beaucoup choisissent de demander l’asile dans le «pays des Aigles». En 2018, 4 095 dossiers ont été déposés en Albanie, contre 307 en 2017.

C’est ce qu’a fait Ahmed, 26 ans, originaire du Pendjab pakistanais. Même si, comme la plupart, il ne compte pas s’attarder dans le pays, il s’étonne de l’accueil reçu : «En Grèce, on m’avait dit : « Fais attention aux Albanais. » Mais en arrivant ici, je vois qu’ils avaient tort.» Derrière lui, sur le chemin semé de nids de poule qui mène au centre de Babrru, quelques femmes se rendent à l’école du quartier. De plus en plus de familles de réfugiés, en majorité syriennes, ont fait le choix de rester à Tirana. Ainsi, Saïd et sa femme Sabah, qui n’avaient jamais entendu parler de l’Albanie. «C’est pour nos enfants que nous avons demandé l’asile ici, explique ce Palestinien qui travaillait à Homs avant la guerre. Nous ne pouvons risquer leur vie en continuant. Les gens meurent sur cette route.»

Dans sa minuscule épicerie, à quelques pas du centre des réfugiés, Léonara voit défiler des personnes souvent épuisées par leurs multiples tentatives de passage de frontières. «Ils sont un peu dans la même situation que nous quand nous sommes partis en Grèce dans les années 90, explique cette mère de famille qui a vécu vingt-trois ans à Athènes. Nous aussi, nous avons beaucoup souffert.» Face au durcissement des frontières de la région et aux mauvais traitements, l’Albanie offre un peu de répit. «Quand les personnes sont dans le besoin, les gens les aident spontanément, assure Pablo Zapata. Nous n’observons que des gestes de solidarité, pas de signes de rejet comme ça peut être le cas dans d’autres pays.» Une solidarité enracinée dans la besa, un code d’honneur local qui prône la protection de l’autre.

«Ici, il y a un mix de beaucoup de religions, commente Taha, admiratif. Il y a des sunnites, des chiites, des orthodoxes, des catholiques, des juifs… Et moi, je n’ai jamais vu de problème. C’est magnifique.» Alors que les sociétés européennes se déchirent à propos de l’accueil des migrants et que l’extrême droite a imposé la question de l’identité et de l’islam au cœur des débats, ces problématiques ne prennent pas en Albanie. L’extrême droite n’y a d’ailleurs jamais été représentée au Parlement. C’est ce que fait remarquer le politologue Ilir Kalemaj : «Plusieurs pays d’Europe centrale ont dit qu’ils n’accepteront que des chrétiens, ce qui représente un dixième des personnes concernées. Ce critère religieux n’a jamais été un problème pour l’Albanie et ne le sera jamais, car le pays compte 60 % de musulmans et 40 % de chrétiens.»

Fierté

En 1967, alors sous la dictature stalinienne d’Enver Hoxha (1944-1985), l’Albanie s’était déclarée «premier Etat athée de la planète». Depuis le retour de la liberté de culte en 1991, les missionnaires sont venus en nombre, mais la pratique religieuse reste peu répandue et la coexistence des différentes religions fait souvent la fierté des Albanais. Un atout pour Ilir Kalemaj, qui veut voir dans cette immigration inédite une chance pour l’une des économies les plus pauvres du continent. «La moyenne d’âge de la population albanaise est passée de 32 à 37 ans en cinq années seulement, s’inquiète-t-il. A cause d’une faible natalité mais surtout d’une émigration massive vers les pays occidentaux [dont la France, ndlr]. Sur le long terme, l’Albanie doit saisir l’opportunité de l’immigration. Elle peut être source de nouveaux emplois mais aussi d’aide financière internationale.»

Les autorités de Tirana se sont distinguées cet été en proposant d’accueillir vingt passagers érythréens du Diciotti, ce navire des gardes-côtes italiens bloqué au large de la Sicile par le ministre de l’Intérieur, Matteo Salvini. «C’était une décision basée sur les principes humanitaires, assure à Libération Rovena Voda, la vice-ministre albanaise de l’Intérieur. Et j’en suis vraiment fière. L’Albanie est un pays de départ, de transit mais aussi de destination. Nous, les Albanais, savons ce que veut dire émigrer. Ce que nous avons proposé est un geste de bonne volonté, à la hauteur de ce que nous pouvons faire.» Et la ministre de pointer les contradictions européennes sur la question migratoire.

«Pas à l’ordre du jour»

Alors que les dirigeants albanais désespèrent d’entamer un jour les négociations d’adhésion à l’UE, ils ont récemment demandé de l’aide afin de ne pas agir seuls face à ces arrivées inédites de migrants. «Pour le moment, il semble que nous avons réussi à faire face, poursuit Rovena Voda. Mais l’Albanie est un petit pays avec peu de ressources, tant humaines que logistiques.»

Début octobre, un accord a été signé avec Frontex. La police des frontières européenne peut désormais intervenir sur le sol albanais pour lutter contre les entrées illégales. Promue notamment par le gouvernement d’extrême droite autrichien, l’ouverture de «centres de tri» de réfugiés en Albanie, quant à elle, ne serait «pas à l’ordre du jour», selon la ministre.

Dans un café proche du centre de Babrru, Chahla, 28 ans, et son mari Samir reprennent un peu de force, harassés par leur marche nocturne à la frontière grecque. Voilà deux ans qu’ils sont partis de Bagdad avec leurs deux enfants, fuyant les violences quotidiennes, la corruption endémique et «l’absence de liberté». Ils montrent le GPS qui doit les aider à poursuivre leur route. Pour eux, c’est sûr, ils ne sont qu’en transit en Albanie. «Le futur de nos enfants n’est pas ici, dit Chahla. C’est un petit pays pauvre, qu’est-ce que nous pourrions faire ici ?» Elle-même confrontée à l’exode de sa population vers l’UE, l’Albanie et ses salaires les plus bas d’Europe ne font pas rêver. Mais, pour certains, son hospitalité et sa tolérance sont déjà plus que les bienvenues.

Le reportage original ici.

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