
Libération – 27.09.2018 – Article
Le petit État des Balkans est l’un des rares pays européens à conserver ses cours d’eau intacts, telle la rivière Vjosa. Une manne convoitée par les compagnies d’hydroélectricité qui veulent y implanter des barrages, mais entre les agriculteurs refusant l’engloutissement de leurs terrains et les habitants souhaitant retrouver un travail, le projet divise.
Rusia Zota n’attend même pas la question. Les salutations faites, cette paysanne endurcie du sud de l’Albanie lève le doigt vers le ciel. «L’hydrocentrale, elle ne se fera pas.» Derrière elle, entre les branches de figuiers bien mûrs, la Vjosa déroule ses méandres bleu turquoise aux pieds d’imposantes montagnes. Ces vues époustouflantes accompagnent Rusia depuis son mariage à Anvjosë, village de 500 habitants à flanc de colline, en 1958. Pour combien de temps encore ? Une digue de 50 mètres de hauteur pourrait bientôt engloutir ses champs fertiles. «S’ils font le barrage, où est-ce qu’on va aller ? demande-t-elle. Notre vie est ici.»
Prenant sa source dans le nord de la Grèce et se jetant 270 kilomètres plus loin dans la mer Adriatique, la Vjosa est l’une des principales rivières d’Albanie. Dans un pays encore majoritairement rural, ces eaux sauvages participent au quotidien de milliers de personnes. C’est le cas d’Idayet, qui remonte des champs par un petit chemin caillouteux : «A Anvjosë, tout le monde est contre ce projet. La Vjosa, c’est un vrai miracle, elle nous apporte l’air que nous respirons, nous mangeons ses poissons, elle nourrit nos terres… Avec cette hydrocentrale, ma maison, mes champs seraient engloutis ! Je perdrais tout.»
Corruption
A quelques centaines de mètres en aval, le chantier de Kalivaç rappelle l’imminence des menaces qui pèsent sur la Vjosa. Voilà cinq ans, des soupçons de corruption ont entraîné le retrait de la Deutsche Bank du projet d’hydrocentrale. Depuis, au café du village, les hommes ruminent l’espoir d’une reprise des travaux. «Il n’y a rien ici, zéro perspective, s’énerve Spartak Derivishi, l’un des anciens ouvriers du chantier. Tous les jeunes sont obligés d’émigrer. Avec l’hydrocentrale, c’est 2 000 emplois !» Dans une région où les sources de revenus sont rares, les habitants sont sensibles aux promesses de développement économique.
«Il n’y a même pas de pont pour nous relier à la route principale. Ce sera fait avec le barrage et, en plus, on aura un meilleur système d’irrigation pour nos champs.» Sur l’autre berge de la Vjosa, Islam Islamaj, le maire de Shkozë, montre la petite barque qui permet de traverser. A 58 ans, il se réjouit de la possible reprise des travaux de Kalivaç. Mais il s’oppose fermement à l’autre grande digue en projet, celle de Poçem, prévue quelques kilomètres plus bas. Là, ce sont ses champs à lui, ses dizaines d’oliviers, mais aussi les maisons de ses voisins qui disparaîtraient.
Une issue inenvisageable pour Olsi Nika. Casquette «All dams are dirty» («tous les barrages sont sales») vissée sur la tête, le directeur de l’ONG environnementale EcoAlbania ne cesse d’alerter les habitants, souvent peu informés des projets qui les touchent : «La question des barrages sur la Vjosa n’a rien à voir avec l’économie, l’énergie ou le développement durable. On parle de blanchiment d’argent, de corruption et de privatisation du bien public.» Le militant écologiste en veut pour preuve la décision du tribunal administratif relative à l’attribution de la concession du barrage de Poçem à des investisseurs turcs. En mai 2017, les magistrats de Tirana ont jugé la procédure illégale. Le ministère de l’Energie a fait appel.
«Tsunami de barrages»
Recouverte à 70 % de montagnes, l’Albanie abrite le deuxième potentiel hydroélectrique d’Europe. Autrefois autosuffisant, le pays est désormais régulièrement contraint d’importer son électricité, à grands frais. Pour les autorités, les barrages en projet répondent à ces nouveaux besoins. «Aucune étude n’a été effectuée en ce sens, s’insurge Olsi Nika. Les gens sont victimes de la propagande des autorités. Si nous voulons produire plus d’électricité, il faut d’abord moderniser notre réseau et diversifier nos sources d’énergie.» Malgré des sécheresses de plus en plus fréquentes, l’Etat continue de miser sur ses rivières. Au total, EcoAlbania recense près de 540 barrages dans le pays. Mais l’Albanie n’est pas un cas isolé.
«Les Balkans sont le dernier grand « marché » pour l’hydroélectrique», explique le fondateur de l’ONG autrichienne RiverWatch, l’écologiste Ulrich Eichelmann, qui dénonce les 3 000 projets en cours dans le Sud-Est européen : «Nulle part ailleurs en Europe vous n’avez autant de rivières intactes et sauvages. C’est intéressant pour le lobby de l’hydro, le plus vieux lobby de l’énergie au monde, il dispose de relations étroites avec le secteur du BTP, les banques, etc. Le simple processus de concession aux investisseurs est parfait pour faire de l’argent.»
Depuis jeudi et ce pour trois jours, Sarajevo (Bosnie-Herzégovine) accueille le premier Sommet européen des rivières. «Sarajevo est au cœur des Balkans et de notre campagne « le Cœur bleu de l’Europe », explique Ulrich Eichelmann. C’est la capitale d’un pays où il y a un nombre incroyable de projets de barrages très étranges. Mais aussi avec de très fortes oppositions des populations locales.» Avec cette première rencontre inédite, les défenseurs des rivières espèrent endiguer ce «tsunami de barrages».
Au village de Kutë, les champs et plusieurs maisons sont menacés de disparition par les projets de barrages. Photo Andrea Mantovani
A l’heure des engagements climatiques et du développement durable, le sommet veut également faire éclater la «dam truth» (la «vérité sur les barrages») et mettre à mal l’image «verte» de l’énergie hydraulique. «Les barrages détruisent nos rivières, tuent les espèces et appauvrissent les populations locales», constate froidement Ulrich Eichelmann. Et de pointer les 23 000 barrages déjà construits sur les cours d’eau européens. «Les rivières des Balkans forment une oasis culturelle et naturelle, un patrimoine continental, poursuit-il. Si nous vivons dans une Europe unie, ne devrait-on pas empêcher leur destruction ?»
Contradictions de l’UE
L’Europe, il en est doublement question dans ces multiples projets de barrages. «Au moins 37, soutenus par les banques multilatérales de développement européennes, concernent des zones protégées ou des zones de diversité biologique élevée», précise Pippa Gallop, de l’ONG Bankwatch, qui pointe les contradictions de l’UE dans son travail de surveillance des financements européens concernant les Balkans. «Au lieu de faire la promotion de nouvelles hydrocentrales, l’UE devrait jouer un rôle plus important dans la diversification des sources d’énergies renouvelables et la réduction des pertes énergétiques.»
Entièrement épargné par les constructions humaines, l’écosystème très dynamique de la Vjosa est unique sur le continent européen. Pourtant, cette exceptionnelle richesse naturelle recèle encore bien des mystères. Près de Kalivaç, le jeune biologiste viennois Paul Meulenbroek est comme perdu dans l’immensité d’une plaine de galets. «La majorité des fleuves du continent ont été construits ou dégradés. Mais ici, nous pouvons observer un système fluvial qui, depuis sa source jusqu’à son arrivée en mer, coule librement.» Avec ses collègues albanais et autrichiens, il identifie minutieusement chaque poisson pêché.
Au sortir des montagnes, la plupart des rivières d’Europe ont été généralement domestiquées par les barrages et les digues. A mi-parcours, la Vjosa, elle, n’en fait qu’à sa tête, s’élargissant sur plusieurs kilomètres. «Aujourd’hui, on cherche à rendre leur caractère naturel aux fleuves et à revenir sur ces aménagements du passé, explique Paul Meulenbroek. Des fleuves références, comme la Vjosa, sont très importants pour comprendre comment ces systèmes naturels fonctionnent.» Selon les analyses des scientifiques, de nombreuses espèces endémiques pourraient ainsi disparaître, menacées par le ciment des barrages dans les Balkans. Parmi elles, une espèce européenne de poisson sur dix. Le pêcheur Fatmir Bektashi est content de la prise du jour. Il remonte sur son âne. Selon ce natif, il faut bien sûr protéger au plus vite la Vjosa : «Pour nous, c’est bien plus qu’un fleuve.»
Le reportage original ici.