Albanie : l’arrogance du pouvoir, la violence de la rue et l’exode

Manifestation de l'opposition à Tirana @ LS
Manifestation de l’opposition à Tirana @ LS

Courrier des Balkans – 19.04.2018 – Article

Comment l’installation de portiques de péages sur l’Autoroute de la Nation peut-elle provoquer une explosion de violence comme celle du 30 mars ? À l’arrogance du pouvoir social-démocrate répond la colère des citoyens, qui ne voient plus d’alternative et ne songent qu’à quitter le pays. En 2016, 2% de la population totale de l’Albanie ont demandé l’asile dans un pays de l’UE. Les explications de l’éditorialiste Gjergj Erebara.

Journaliste, Gjergj Erebara est éditorialiste au Balkan Investigative Reporting Network (BIRN).

Le Courrier des Balkans (CdB) : Le 30 mars, une manifestation contre l’instauration de péages sur « l’Autoroute de la nation » a dégénéré en heurts avec les forces de police, tandis que les portiques fraichement installés étaient incendiés. Comment expliquer une telle éruption de violence ?

Gjergj Erebara (G.E.) : L’Albanie a connu plusieurs alternances entre la gauche et la droite ces 25 dernières années et ce qui s’est passé près de Kukës s’apparente à une explosion de colère contre la corruption. Il ne s’agit pas simplement de péages, la violence éclate quand les gens ne voient pas d’autres alternatives pour se faire entendre. Les pétitions ou les manifestations pacifiques laissent le pouvoir indifférent. La violence semble donc être le seul langage qu’il puisse comprendre. La région de Kukës n’a pourtant jamais été connue pour ses manifestations violentes. Ces derniers mois, des événements similaires se sont produits à Vlorë et à Fier et il y a eu également les protestations inédites des travailleurs de la raffinerie de Ballsh. Ce qui s’est passé à Kukës n’est pas un phénomène isolé.

CdB : La réponse du gouvernement a-t-elle été appropriée ?

G.E. : Quand vous incendiez quelque chose, vous pouvez vous attendre à aller en prison pour quelques jours, mais il ne s’agit pas simplement ça. Ce qui est inquiétant, c’est plutôt que le gouvernement pense toujours contenir la situation grâce à un peu de propagande, du chantage et des menaces. À Kukës, le gouvernement a choisi de répondre d’une manière quasiment militaire, en essayant d’identifier ses possibles adversaires et de les attaquer individuellement. Le Premier ministre s’en est même pris aux conseillers municipaux socialistes de Kukës et leur a lancé : « Vous êtes limogés ! » Il n’y a pas de vote, pas de débats internes, c’est le chef du parti qui décide. Des membres du PS s’étaient joints à la manifestation, un péché inacceptable pour Edi Rama. C’est la façon de réagir du Premier ministre sur la majorité des sujets : « Vous êtes avec nous ou contre nous ».

CdB : Beaucoup dénoncent cette façon très autoritaire de gouverner le pays. Est-ce que la situation est en train de s’aggraver ?

G.E. : La privatisation de l’État est en train de s’accélérer. Cela sautait aux yeux lors des dernières élections, quand des bureaucrates des institutions chargées de légaliser les constructions et les titres de propriété étaient candidats sur les listes du PS. Du simple fait de leur fonction, ces personnes ne devraient pas avoir d’engagement politique, mais chacun sait qu’il faut avoir de bons amis afin de voir sa propriété légalisée. Depuis la fin du communisme, nous ne sortons pas de ce problème. La propriété privée n’est pas garantie par la loi, mais par les partis politiques.

“Nous avions l’habitude de voir les partis politiques à l’origine de la violence. Là, c’est une violence qui vient de la rue.”

CdB : Les péages autoroutiers ne sont que l’une des nombreuses nouvelles taxes récemment entrées en vigueur. Comment sont-elles perçues par les citoyens albanais ?

G.E. : Ce mois-ci, à Tirana, les factures de consommation d’eau ont augmenté de 50%. Pourtant, je ne vois aucune raison à cela ! La compagnie de gestion de l’eau ne fournit pas de meilleur service, l’eau n’est même pas potable à Tirana ! Une enquête a été ouverte contre la mairie de Tirana et cette entreprise pour abus de monopole. Une taxe foncière a également été instaurée le 1er avril : dans de nombreux pays, il s’agit d’une taxe « normale », mais ici, en Albanie, on verra bientôt des retraités contraints de payer l’équivalent de la moitié de leur pension de retraite. C’est une taxe très lourde pour la majorité de la population.

CdB : Dans de nombreux secteurs de la société, de nouvelles tensions sont apparues ces derniers mois, parfois accompagnés d’une violence qui semblait avoir disparu du champ social.

G.E. : Nous avions l’habitude de voir les partis politiques à l’origine de la violence. Là, je ne pense pas que ces incidents aient été provoqués par les partis, c’est une violence qui vient de la rue. Quand vous avez une violence organisée par les partis, vous la résolvez en négociant avec les partis, mais comment faire avec une violence qui vient de la rue ?

CdB : L’actuelle opposition a sauté sur l’occasion pour essayer de tirer avantage des évènements de Kukës. Les citoyens albanais attendent-ils encore quelque chose des partis politiques ?

G.E. : Ces derniers mois, en Allemagne ou en France, les Albanais ont été plus nombreux que les Syriens à déposer des demandes d’asile. Les gens sont prêts à tout afin de quitter le pays. La plupart d’entre eux reviendront un jour et il faudra voir à ce moment là comment ils se comporteront politiquement car ils risquent fort de retrouver, à leur retour, la même classe politique… Pour l’instant, la solution que les Albanais ont trouvé est d’acheter un billet et de partir.

“La situation des années 1990 était relativement simple : beaucoup d’enfants, pas de travail, on part à l’étranger. Mais aujourd’hui, comment expliquer l’exode ?”

CdB : Certains comparent ce nouvel exode aux vagues de départs des années 1990. Qu’est-ce que ce phénomène révèle de la société albanaise actuelle ?

G.E. : En 2016, 60 à 70 000 citoyens albanais ont demandé l’asile dans des pays de l’Union européenne, ce qui représente 2% de la population totale du pays. 2% de la population qui s’en vont en un an, c’est à peine croyable ! En 2005, quand Sali Berisha a gagné les législatives avec le Parti démocratique, nous avions à peu près la même situation qu’aujourd’hui, mais on espérait encore que les élections pourraient amener un changement. En 2013 aussi, les gens espéraient un changement et ont voté pour Edi Rama, mais maintenant plus personne n’espère rien. Cette évolution démographique est très inquiétante. Dans les années 1990, le taux de naissance était de trois enfants par femme, aujourd’hui, il n’est plus que de 1,4. La situation des années 1990 était relativement simple : beaucoup d’enfants, pas de travail, on part à l’étranger. Mais aujourd’hui, comment expliquer l’exode ? Par le manque d’espoir, le manque de sécurité… Il n’y a pas que les plus pauvres qui partent. Les riches s’en vont aussi. Votre propriété peut être saisie à tout moment, vous êtes enseignant et, du jour au lendemain, vous pouvez être limogé afin que votre poste soit attribué à quelqu’un qui a un soutien politique…

CdB : Voilà maintenant cinq ans qu’Edi Rama est à la tête du pays. Quel crédit lui accordez-vous ? Quels progrès ont été réalisés ?

G.E. : Le pays fait à la fois des pas en avant et des pas en arrière. Tout n’est pas noir et blanc et cela ne dépend pas que du gouvernement. La réforme de la justice, la loi dite de décriminalisation sont des bonnes choses. On ne peut d’ailleurs pas mettre ces réformes au crédit d’Edi Rama ou de l’opposition, mais plutôt à celui des internationaux qui ont poussé avec force pour. D’immenses avancées ont été réalisées dans ces domaines, mais aurons-nous à l’avenir un procureur général, indépendant du pouvoir politique ? Il faut attendre, mais au moins, aujourd’hui, nous avons les outils.

L’entretien original ici (abonnés).

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