
Courrier des Balkans – 12.03.2018 – Article
C’était encore un fleuron de l’industrie pétrolière albanaise dans les années 2000. Construite avec l’aide de la Chine de Mao, la raffinerie de Ballsh, dans le sud de l’Albanie, est régulièrement placée en chômage technique depuis sa privatisation, il y a dix ans, et ressemble de plus en plus à un « cimetière », entraînant toute la région dans sa chute. Les magasins sont vides, il n’y a pas de travail et les gens se sentent trahis.
Un vent inhabituel souffle dans les oliviers des collines de Ballsh. Depuis plusieurs semaines, les rejets de la raffinerie n’alourdissent plus l’air de la ville. À l’image des cheminées qui ne fument pas, l’usine n’offre désormais qu’un horizon bien triste aux habitants. Sandri est un enfant du pays de Mallakastër. À son retour d’Italie, en 2010, il a débuté à la raffinerie. Mais l’objet de sa fierté n’est plus que l’ombre de lui-même. « C’est honteux ce qui se passe », accuse-t-il, perché sur les hauteurs de la ville. « Certaines personnes s’en sont mis plein les poches et n’ont rien investi dans l’usine »
« Plus de treize mois de salaire ne nous ont toujours pas été versé », explique-t-il. « Et depuis que l’usine s’est de nouveau arrêtée en novembre, on ne sait pas si l’on sera payé pour ces mois d’hiver sans travail. » En 2008, le gouvernement de Sali Berisha, pressé par le Fonds monétaire International (FMI) et l’Union européenne (UE), décide de privatiser l’usine. Depuis, le fleuron industriel du sud de l’Albanie, s’est enfoncé dans des problèmes toujours plus complexes. Sandri montre les villages des alentours. « Tous les gens du coin vivent grâce à leurs produits qu’ils vendent à Ballsh. Quand l’usine, s’arrête, toute la région est à la traîne. »
De 30 millions de chiffres d’affaires à 700 millions de dettes
Les cent hectares du Kombinat de Ballsh c’était, une fierté du régime communiste. Ce haut lieu de l’industrie albanaise, construit avec l’aide de la Chine maoïste, fait encore vivre une bonne partie du Sud du pays. « Toutes les villes de la région dépendent du travail de l’usine » poursuit Sandri. « Le pétrole était de bonne qualité et aux standards européens, il assurait des revenus très corrects aux habitants. » À présent, à l’image des routes défoncées du centre ou des murs délabrés de la clinique de la ville, il est bien difficile d’imaginer que Ballsh était, il n’y a pas si longtemps, une des villes les plus prospères d’Albanie.
Jusqu’à la fin des années 2000, la raffinerie de Ballsh générait un chiffre d’affaires de près de 30 millions d’euros par an et employait jusqu’à 2000 ouvriers. Dix ans après sa privatisation, une dette colossale d’environ 700 000 millions d’euros pèse en grande partie sur les contribuables albanais. Évaporation de millions d’euros, contournement des obligations fiscales, licenciement de centaines de travailleurs, non-respect des normes environnementales, etc. Les habitants de Ballsh subissent de plein fouet les magouilles financières qui ont entouré le raffinage de l’or noir. Selon des commentateurs, derrière l’actuel propriétaire azerbaïdjanais se cachent toujours des hommes d’affaires albanais, aujourd’hui proche de l’actuel gouvernement.

« Tout a été fait pour que la raffinerie cesse de fonctionner et se retrouve dans cet état », s’exclame Sandri devant les grilles de la raffinerie. Un vigile sort, méfiant. Ces derniers temps, la situation désespérée des ouvriers a donné lieu à des moments de tension. Fin décembre, à quelques jours du Nouvel An, ils ont décidé de se rendre à Tirana afin d’obtenir le versement de leur salaire de novembre. Ils se sont vus d’abord empêchés par la police de monter dans les cars mais n’ont rien lâché et ont finalement pu recevoir leurs payes, quelques heures avant le réveillon.
L’espoir de repreneurs « enfin sérieux »
Grèves, marches jusqu’à Tirana, manifestations, négociations avec les autorités… Les ouvriers d’ARMO, du nom du groupe propriétaire de la raffinerie, se sont habitués aux mobilisations, souvent à l’encontre des mots d’ordre de leurs représentants syndicaux. « Ils sont contrôlés par les dirigeants de l’entreprise et représentent plus leurs intérêts que les nôtres », estime Sandri. « Ils ne font rien pour nous défendre ! »
11 heures du matin et dans le centre de Ballsh, tous les cafés font le plein. Devant un écran de paris sportifs, Taulant a bien du mal à esquisser un sourire. « Ma femme ne travaille pas et nous avons deux filles », soupire-t-il. « Ça fait plusieurs mois que nous n’avons plus un sou. Je me suis endetté, mais le problème est que la situation ne s’améliore pas. » Technologue, Taulant a fait ses débuts à la raffinerie en 1993. Comme une trentaine de jeunes chaque année à cette époque, il a été formé à l’école spécialisée de la ville, aujourd’hui disparue.
« Depuis la revente par Rezart Taçi en 2013, ce ne sont pas seulement nos salaires qui ne nous ont pas été versés », se désole-t-il. « L’entreprise ne verse plus nos cotisations, mais nous, nous payons nos contributions. » En plus des difficultés financières, les ouvriers de l’usine affirment que l’entreprise bafoue le droit du travail. Il y a quelques mois, Taulant a été victime d’un accident sur le site mais l’entreprise ne l’a pas reconnu comme un accident du travail. Il a dû s’endetter, lourdement. Depuis peu, des rumeurs font état d’une possible reprise du site par un investisseur anglais, mais Taulant est sceptique. « Il faut surtout de la stabilité. On espère qu’il y ait enfin des repreneurs sérieux. Le temps presse, l’usine ressemble de plus en plus à un cimetière… »
“l’illustration parfaite de toutes les privatisations catastrophiques de la dernière décennie.”
Dans l’une des rues du centre, Ardita attend des clients qui ne viennent pas. Dans sa petite épicerie installée au rez-de-chaussée, seuls quelques paquets de chips se battent en duel sur des présentoirs vides. « La situation est très mauvaise. Il n’y a du travail pour personne, on se sent trahi par tout le monde. » Pour cette mère de famille, les problèmes de la raffinerie sont comme un coup de grâce pour l’économie de la ville. « Depuis que la voie rapide vers la Grèce passe au sud de Fier, il n’y a plus rien. » Comme pour Ardita, tous les commerces et fournisseurs des alentours se retrouvent pris dans une interminable chaîne de dettes et de pénuries.

Pour l’analyste politique Andi Bushati, la descente aux enfers du fleuron pétrolier de Ballsh est « l’illustration parfaite de toutes les privatisations catastrophiques de la dernière décennie ». S’il pointe l’indéniable responsabilité des dirigeants politiques, il ne voit en Sali Berisha et Edi Rama, que « des marionnettes aux poches pleines ». Pour lui, le problème est plus profond : le néolibéralisme. Alors que le gouvernement actuel ne jure que par son fameux plan 1 milliard d’euros et la multiplication des partenariats publics privés (PPP), Andi Bushati brandit la faillite de la raffinerie de Ballsh et sonne l’alarme. « En continuant d’appliquer ailleurs cette feuille de route, les hôpitaux, les lycées, les autoroutes et même nos villes ressembleront à leur tour aux ruines d’ARMO. » Face aux grilles closes, Sandri, si fier de son travail à la raffinerie, trouve le moyen d’être optimiste : « Si les conditions sont remplies, on reprend le travail demain ».
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