Entre Albanie et Grèce, les sujets qui fâchent et l’amorce du dialogue

Près de Sarandë, vue sur la Grèce @ LS
Près de Sarandë, vue sur la Grèce @ LS

Courrier des Balkans – 28.11.2017 – Article

Frontière maritime, minorité grecque d’Albanie et minorité çam de Grèce, les sujets litigieux ne manquent pas entre Athènes et Tirana, d’autant que le Parlement grec n’a toujours pas levé l’état de guerre proclamé… en 1940 ! Les ministres des Affaires étrangères des deux pays se sont rencontrés durant trois jours en Crète pour des réunions de travail à huis-clos. Un événement « historique », même si aucun résultat concret n’en est encore sorti. Décryptage.

Toujours émaillées de hauts et de bas, les relations diplomatiques entre la Grèce et l’Albanie restent marquées par la persistance de différends majeurs, souvent anciens. Tenues à l’écart de la presse, les discussions exceptionnelles entre les hauts fonctionnaires grecs et albanais sur l’île de Crète, du 10 au 12 novembre, se sont concentrées autour d’un « paquet » complexe de sujets : frontière maritime, état de guerre toujours techniquement en vigueur depuis 1940 côté grec, droits de la minorité grecque d’Albanie et statut des travailleurs albanais en Grèce… Un ensemble de problématiques à la fois complexes et sensibles, « sélectionnées selon une chronologie et une logique », selon les mots du ministre albanais Ditmir Bushati.

Pour Shaban Murati, ancien diplomate albanais et spécialiste de la géopolitique régionale, la méthode retenue explique peut-être l’absence de résultat concret. « Chaque problème a une genèse et une dynamique propre, les sujets ne sont pas liés les uns aux autres. En diplomatie, les problèmes doivent se résoudre les uns après les autres. » L’ancien ambassadeur pointe également l’absence dans les discussions d’autres sujets qui alimentent régulièrement les tensions. « Depuis la Conférence de paix de Paris en 1919, la Grèce revendique officiellement la protection des orthodoxes albanais. » Une position inchangée qui sème parfois la discorde en Albanie comme cela a été le cas autour des églises de Përmet ou de Himarë. Les sorties du métropolite Anastase d’Albanie, régulièrement appuyées par le ministère des Affaires étrangères grec, sont peu appréciées par la classe politique albanaise.

« Le retour de l’été » dans les relations albano-grecques ?

« L’Albanie a toujours souffert d’un syndrome d’infériorité, une faiblesse encouragée par l’idée que la Grèce aurait un poids électoral important à Tirana, soit par son lobbying, soit par la minorité grecque. » Shaban Murati reste sceptique sur le désir de la diplomatie grecque de trouver un accord équilibré. « Edi Rama est le premier dirigeant albanais qui a essayé d’imposer une symétrie des relations. Depuis le début de son deuxième mandat, toutefois, certaines évolutions affaiblissent cette ligne. » Tout juste élu en 2013, Edi Rama promettait la fin de « l’hiver sibérien » et annonçait « le retour de l’été » dans les relations albano-grecques, sans passer par le printemps. Le Premier ministre social-démocrate voulait ainsi tourner la page des surenchères nationalistes de son prédécesseur Sali Berisha.

Pour Agim Nesho, ambassadeur d’Albanie auprès des Nations unies de 1997 à 2006, le gouvernement Rama est pourtant loin d’avoir tenu ses promesses. « Les relations entre les deux pays se sont dégradées à cause de perceptions erronées et d’amateurisme diplomatique. » Le piétinement des négociations ne serait pas seulement dû à l’intransigeance des positions grecques. Selon lui, le positionnement diplomatique du gouvernement sorti des urnes en 2013 a posé problème. « Le Premier ministre Rama, qui avait politisé la question de la frontière maritime conclue par le gouvernement Berisha, était incapable d’offrir une nouvelle solution et a préféré traiter les relations entre l’Albanie et la Grèce avec une rhétorique patriotique. »

Une approche vouée à l’impasse alors que, côté grec, on s’inquiétait des nouvelles amitiés nouées entre Tirana et Ankara. La proximité affichée entre le Premier ministre albanais et Recep Tayyip Erdoğan ferait peur à Athènes, inquiète de voir les équilibres régionaux perturbés. « Le gouvernement albanais a tenté d’aligner sa politique étrangère sur celle de la Turquie, en appliquant la doctrine du « zéro problème avec les voisins ». Mais avec la Grèce, il est resté sur des principes fermes et a demandé à résoudre tous les problèmes entre les deux pays. » Alors que les dirigeants albanais désespèrent de voir enfin s’ouvrir les négociations avec l’UE, cette position paraît désormais intenable.

L’épineuse question de la minorité grecque

Selon plusieurs observateurs, la rocambolesque question de la frontière maritime devrait être l’un des premiers sujets à sortir de l’impasse. Le fort intérêt économique pour la région exprimé par des compagnies pétrolières américaines ou canadiennes pèserait lourd en faveur d’une résolution du conflit. Qualifié d’absurde par les dirigeants albanais, l’état de guerre en vigueur depuis 1940 et jamais abrogé par le Parlement grec pourrait lui aussi être levé dans un avenir proche.

Plus épineuse est la question de la minorité grecque d’Albanie, principale minorité du pays. Alors que plusieurs études ont démontré le relatif bien vivre ensemble des deux communautés, son instrumentalisation politique est d’une actualité brûlante. « Ce sujet sensible a été aggravé par la destruction récente de certaines propriétés de la minorité à Himarë », explique Agim Nesho. Opposés au plan de rénovation urbaine promue par le gouvernement, les représentants de la minorité grecque de la région d’Himarë ont organisé de nombreuses protestations. Soutenus par l’organisation OMONIA et le Parti pour l’Union et les droits de l’homme (PBDNJ), ils se plaignent d’une violation de leurs droits de propriété par les autorités de Tirana.

Des arguments qui ont été entendus par Athènes. Dans un communiqué de presse du 19 octobre, le ministère des Affaires étrangères grec a parlé du plan d’urbanisme comme d’un moyen pour éradiquer la présence historique de l’hellénisme dans la région d’Himarë. Athènes a d’ailleurs retiré la citoyenneté grecque au maire de la ville, arguant de sa part de responsabilités dans ces destructions. Politisée et médiatisée à Himarë, « la renaissance urbaine » mise en œuvre par Edi Rama a touché ces derniers mois la plupart des villes d’Albanie, entraînant partout insatisfactions et mécontentements. Mais derrière ces protestations à Himarë se tient un conflit plus ancien : la ville n’est en effet pas comprise dans la « zone minoritaire » grecque, selon le découpage hérité de l’époque communiste.

Le « tabou » de la question çam

Athènes a d’ailleurs réagi avec colère à la nouvelle loi sur les minorités adoptée mi-octobre par le Parlement albanais, y voyant « l’arbitraire du régime Hoxha ». Si Agim Nesho reconnaît la nécessité d’établir « une nouvelle balance entre les minorités du pays », Shaban Murati s’offusque quant à lui d’exigences qui s’inscriraient dans une stratégie plus large de la Grèce concernant le sud de l’Albanie : « Athènes n’exige pas l’égalité des droits des minorités devant la loi, mais la création d’une hiérarchie de minorités, où la minorité grecque aurait un statut administratif plus favorable par rapport aux autres minorités ».

L’ancien ambassadeur d’Albanie en Macédoine s’indigne de ces réactions grecques. « L’Albanie a établi un record dans les Balkans, en reconnaissant neuf minorités. Dans le même temps, la Grèce, elle, n’en reconnaît aucune, malgré la présence sur son territoire de minorités albanaise, turque, macédonienne, valache, rom… » Ce manque de réciprocité est régulièrement dénoncé en Albanie et devait être au menu des discussions en Crète. Alors que certains chiffres les estiment à 700 000, soit près de 60% des populations d’immigrées dans le pays, les Albanais de Grèce, généralement bien intégrés à l’économie et la société hellène, pâtissent toujours d’un manque de reconnaissance des autorités grecques. Ces dernières années, celles-ci ont également réagi de façon agressive sur la question des migrants économiques albanais.

La « question çam » n’a quant à elle que peu de chances de trouver une issue dans un avenir proche. Malgré le poids politique et économique important que pèsent aujourd’hui les représentants de la communauté dans la société albanaise, la diplomatie grecque a exclu catégoriquement tout ouverture de pourparlers à ce sujet. L’an dernier, le commissaire à l’Élargissement et à la Politique européenne de voisinage, Johannes Hahn, avait pourtant parlé publiquement de la « question çam » comme d’un problème à résoudre entre les deux pays, mais le sujet reste encore tabou pour les autorités grecques.

Reconnaissance du Kosovo et danses crétoises

En l’espace de quelques semaines, le Président grec Prokópis Pavlópoulos a agité pas moins de quatre fois la menace d’un veto de son pays à l’intégration de l’Albanie. Toutefois, la perspective européenne des deux pays devrait jouer un rôle prépondérant dans l’apaisement et la normalisation de leurs relations. Comme le rappelle Agim Nesho, à l’instar de l’Italie, « la Grèce est un avocat naturel de l’Albanie sur la voie de l’intégration européenne. Il est possible que ces négociations ne résolvent aucun des problèmes accumulés, mais qu’elles ouvrent la voie à une rencontre ’historique’ Rama-Tsipras. » En échange de probables concessions albanaises, certains commentateurs font état d’une possible reconnaissance du Kosovo par la Grèce. Une reconnaissance dont pourrait s’enorgueillir Edi Rama, qui se présente régulièrement comme le représentant de tous les Albanais de la région.

Malgré l’absence de résultats concrets, certains médias se sont enthousiasmés sur l’avion commun que les deux représentations diplomatiques ont pris pour rentrer dans leurs pays respectifs. Après avoir pour la première fois rédigé conjointement un communiqué de presse, les deux ministres des Affaires étrangères se seraient même essayés ensemble aux danses crétoises. Reste à voir si ces premiers signes d’une détente permettront réellement de répondre aux attentes de ce que l’écrivain Ismaïl Kadaré appelait « les deux plus vieux peuples d’Europe ».

L’article original ici (abonnés).

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s